SAINT GUIGNEFORT
C'était
un jour de mai. Un nourrisson dormait sous un pommier fleuri.
A côté du berceau sa nourrice brodait en chantonnant.
Un lévrier jouait, dans l'ombre bleue, à chasser
des insectes. Jacques de Châtillon, le seigneur du château,
se pencha sur l'enfant, sourit à ses yeux clos, à
ses joues rebondies, puis caressant son chien qui se frottait
à lui:
- Je te confie mon fils. Garde-le, Guignefort, dit-il joyeusement.
Il s'en alla. La nourrice un instant resta le front penché
sur son travail d'aiguilles. Dès qu'il se fut éloigné
elle se leva et courut à la haie où le jeune fermier
qui occupait son cur l'attendait, l'il gourmand.
Le
père de l'enfant revint après une heure, et ce qu'il
découvrit à l'ombre du pommier lui fit perdre l'esprit.
L'herbe, près du berceau, était tachée de
sang. Le chien, à quelques pas, haletait, la queue basse
et le museau rougi. L'homme appela la nourrice. Elle avait disparu.
Guignefort s'effraya des cris fous de son maître. Il s'en
alla, piteux, s'aplatir contre l'arbre. Le seigneur , hors de
lui, empoigna un bâton, convaincu que son chien, qui se
cachait de lui, venait de dévorer son fils sous le drap
blanc. Il assomma la bête, s'acharna dessus, et la frappant
encore il lui brisa l'échine, puis courut à l'enfant
et le prit dans ses bras. Il le vit bien vivant, sans souci ni
blessure. Alors, sortant soudain de son affolement, il regarda
encore, hébété, l'alentour, vit le pelage
roux d'un renard sous la haie. L'animal était mort, sa
gorge était ouverte. L'homme aussitôt comprit que
son bon Guignefort avait en vérité défendu
le berceau, et que c'était le sang de la bête des
bois qui rougissait sa gueule. Jacques de Châtillon venait
d'assassiner le sauveur de son fils. La peur l'avait trompé.
Il crut mourir de honte. Il ne put que pleurer et battre sa poitrine.
Il enterra son chien. Pour que son souvenir demeure dans les curs
il fit édifier sur sa tombe un petit monument où
le nom de Guignefort fut inscrit.
Henri
Gougaud, L'Arbre à Soleils,
éd. du Seuil, coll. Points.
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