Le jour n’est pas encore levé, le ciel criblé d’étoiles n’a même plus le souvenir des nuages de la veille. Ce sont les giboulées de juin, pense Pierre.
Il entend les sabots du mulet qui cognent les cailloux du chemin. Joseph et Jacques ne sont pas seuls, le Pépé est avec eux. Il a encore bon pied et c’est, lui aussi, un ancien guide et des plus fameux.
- Allez garçon, dit-il à Pierre pour le faire sourire, ils n’auront pas gravi le couloir de Gaube, va!
Et pendant qu’ils remontent la vallée d’Ossoue, le Pépé raconte pour la centième fois, son exploit:
- Nous étions partis à cinq, Célestin Passet était en tête, puis les trois « messieurs », et moi enfin pour finir la cordée. On s’était attachés mais de loin. La première corniche a été difficile à entamer, Célestin s’est donné du mal. Dès le début, la pente du couloir est si forte, la neige qui ne voit jamais le soleil très dure. Célestin taillait les marches, deux cents, cinq cents, huit cents...
- Oh! oh! s’exclament ensemble Jacques et Pierre, comme ils le font chaque fois à ce moment du récit.
Mais le Pépé sans sourciller continue:
- Oui, huit cents marches et ce n’était pas fini! Là, on s’était décordés, chacun pour soi! Le faux pas de l’un aurait fait la perte de tous.
C’était l’à-pic absolu. Treize cents marches, ça a duré des heures. On s’est cru perdus. Lorsqu’il est enfin sorti du couloir, Célestin a juré que plus jamais il ne se lancerait dans une pareille aventure. Et depuis, petits, depuis que nous l’avons fait, nous, ce couloir de Gaube, plus personne ne l’a refait! Et il n’est peut-être pas né celui qui le refera!
Les deux garçons se poussent du coude. Eux, ils l’auront cette audace!
Ils ont déjà passé le plateau des Oulettes et arrivent aux grottes Belle-Vue dans lesquelles le comte Russeil, cet original de la montagne, avait élu domicile.
- Vous savez, les garçons, ce qu’il nous a dit le comte Russel à notre retour du couloir de Gaube?
- Non, répond Jacques qui veut laisser au Pépé son grand plaisir.
- Il nous a dit: « la prochaine fois, il faudra le faire à reculons! » ce drôle d’homme.
Le refuge n’est plus très loin. Ils se taisent. Le coeur de Pierre bat plus vite mais ce n’est pas l’effort de la marche.
Le mulet chargé de cordes va d’un pas sûr.

***

Joseph pousse la porte et là, un homme assis, enfoui dans ses vêtements mouillés, lève sur eux des yeux hagards. Ses mains tremblent. Il répète les mêmes mots comme une litanie:
- Il m’a sauvé la vie, il m’a sauvé la vie.
Joseph l’a saisi aux épaules, il le secoue sans ménagement.
- Monsieur de Chavel, où est Antoine? Que s’est-il passé?
L’homme a porté la main à son front comme pour en chasser des images terribles.
- Nous étions partis très tôt. Arrivé sous les dalles, Antoine s’est arrêté. Il m’a dit qu’il craignait que l’orage monte vite mais je l’ai poussé à continuer. Nous étions près de l’arête du petit Vignemale lorsque nous avons entendu le bruit. Quelques cailloux ont dégringolé et Antoine a cru « Attention! ». Il s’est jeté sur moi et m’a plaqué contre la paroi. J’ai eu le temps de voir entre nous ce mur blanc... puis plus rien. J’ai appelé, j’ai hurlé mais il n’a pas répondu. Je suis revenu au refuge et j’ai appelé encore, j’ai crié dans la tempête mais rien, jamais, le silence seul.
Pierre est devenu si pâle que Jacques, sans le toucher s’est placé contre lui pour le retenir.
- Il faut y aller, dit joseph. Toi, Pierre, tu restes ici.
- Non!
La voix de Pierre a tant de force, tant de désespoir que Joseph n’insiste pas.
- Bien, nous partons tout de suite.
Le temps est doux et beau à crier. Mais cette douleur qui est venue se loger dans son ventre, Pierre ne la connaissait pas avant.

***

Ils sont montés dans le glacier jusqu’aux dalles. Dans les passages difficiles, le vieux passait comme s’il avait retrouvé ses jeunes jambes.
Vite, très vite, ils sont arrivés là où il fallait. De loin ils l’ont vu. Il n’avait même pas perdu son béret.
Ils se sont approchés. Étendu, le visage tourné vers le ciel, Antoine paraissait dormir. Pas un bleu, pas une égratignure, rien que ses yeux fermés et ce froid de glace qui l’avait envahi.
La main de Joseph serre le bras de Pierre à le rompre. Sur les joues du garçon, de grosses larmes coulent qu’il ne peut pas retenir. Là, au milieu de ces hommes silencieux, il a encore le droit d’être un enfant malheureux.
- II va falloir prévenir ta mère.
Joseph se tait un instant puis ajoute:
- Pierre, c’est toi maintenant l’homme dans ta maison.