Maria ne les a même pas embrassés. Elle les a seulement regardés partir jusqu’au bas de la prairie. Une envie lui est venue, qu’elle a eu du mal à cacher. Elle aurait voulu les bénir comme faisaient les vieux en voyant s’en aller leurs enfants vers des terres lointaines.
Elle est restée longtemps devant la grange. Les garçons devaient déjà avoir atteint le petit lac des Gloriettes qu’elle était encore là, le regard tourné vers le mont Perdu qui émergeait, au-dessus des crêtes d’Estaubé.
Pierre et Jacques remontent la longue, longue vallée pastorale en longeant le torrent. Ils vont vite. C’est facile et leurs jeunes jambes, habituées aux pentes raides, sont toutes légères malgré leurs travaux de la matinée.
Bien vite les pâturages disparaissent et commence la rude montée à travers les barres rocheuses, blocs énormes qui annoncent la proximité du piton rougeâtre, immense, qui cache l’entrée du couloir de Tuquerouye.
Ils ont ralenti leur marche. Bientôt leur apparaît le couloir encore enneigé, en cette fin d’été, d’une neige très dure. Il est redoutable.
Pierre a posé son sac, son piolet et aussi la corde de chanvre, Jacques est venu s’asseoir près de lui. Et regardant le couloir il dit:
- Il est raide!
- Oui, et ce n’est là que la première difficulté.
L’ombre paraît noire entre les deux parois de rochers. Jacques frissonne mais il se garde bien de montrer sa crainte.
- Repose-toi bien, avant le refuge ce ne sera plus possible, lui recommande Pierre.
Jacques reste silencieux. Il a bien compris que ce n’est plus là un jeu d’enfant. Qu’ils n’en sont plus à escalader les grands rochers qui envahissent les prairies, là-bas, à Gavarnie.
Quand Pierre se lève, il a un regard si résolu que Jacques sent tout son courage lui revenir comme si avec un tel ami, il se savait pour toujours protégé.
- On ne s’encorde pas. Je taillerai quelques marches, place tes pieds bien à plat dedans. Ça doit aller.
- Ça ira, répond Jacques.
Sans un mot, Pierre commence la montée. Jacques le suit, attentif chacun de ses pas dans celui de son compagnon. Ils s’élèvent de plus en plus péniblement.
Pierre entend derrière lui le souffle saccadé de Jacques. Cette présence change tout, elle lui donne l’assurance et le courage, un plus grand désir de réussir, même au prix d’une bataille sévère avec la montagne.
Ils montent. Sous leurs pieds, ils aperçoivent sans s’y attarder la pente de glace
lisse qui plonge dans le ravin. Ils savent bien que l’hésitation qui fait chanceler n’est pas permise.
Bientôt, ils sortiront de l’ombre, bientôt ce sera l’éblouissement. Cette pensée leur réchauffe les membres.
Encore une trentaine de mètres... ne pas se presser, ne pas risquer de tout perdre.
Pierre tend la main à Jacques. Ensemble ils franchissent le dernier pas parce que c’est bien plus beau de partager le rêve: le mont Perdu étincelant de ses glaces bleutées se reflète dans le lac de Tuquerouye...
D’abord ils n’ont fait aucune attention au minuscule refuge. Mais ils le savent là, accroupi en plein vent comme une bête fauve qui ferait le dos rond, solide malgré les années. Ils poussent la porte en fer. Un bat flanc couvert de paille humide leur servira de lit. Ils jettent dessus leur matériel sans s’attarder, comme si déjà leur manquait l’enchantement du dehors.
Ils se sont assis face à la montagne dans laquelle grimpent, rouges, essoufflés, les derniers rayons du soleil.
Ils sont plus heureux que jamais, peut-être, ils ne le seront, lorsqu’ils auront atteint l’âge d’homme. Plus heureux qu’ils ne l’ont été petit enfant. Ils sont dans le bonheur comme l’aigle dans le ciel, conquérants.
Peu à peu la nuit tombe, cette nuit tendre d’automne, que la lune encore pleine
adoucit.
-Jacques, réveille-toi! Le jour sera bientôt là, il faut partir.
Le garçon a un gémissement qui ressemble à celui d’un chaton qu’on bouscule. Il s’assied d’un coup sur la couche dure où il a si bien dormi.
Ils n’ont qu’à se chausser et à enfoncer sur la tête le béret qui va les protéger de l’air frisquet de l’aube. Ils se régalent de crêpes de sarrasin préparées par leur mère pour les faucheurs courageux de Coumélie!
Très vite ils sont descendus jusqu’au bord du lac glacé. Il faut le contourner par des vires qui coupent des dalles raides. Ils n’hésitent pas, agiles comme les isards, ils ne se rendent même pas compte des difficultés.
Et c’est l’approche du Perdu par des terrasses d’éboulis et de névés durcis par la nuit. Pierre sait qu’ils vont bientôt rencontrer un passage délicat. Il a tout dans sa tête, ordonné comme un récit de Ramond de Carbonnières
Ils se dirigent lentement vers la barre rocheuse qui donne accès au glacier. C’est là qu’il faut trouver la cheminée qui est le point faible de la muraille. Il défait la corde enroulée à son épaule et, toujours silencieux, les deux garçons s’attachent. Maintenant ils sont liés, dépendants l’un de l’autre, responsables l’un de l’autre.