Réciproques n°5, mars 1998

Le théorème des nombres premiers

François DRESS
professeur à l’université Bordeaux I

Les nombres premiers

Les nombres premiers ont exercé depuis toujours une véritable fascination sur les mathématiciens comme sur les profanes. De multiples questions se posent. Deux sont fondamentales.

Première question : y a-t-il beaucoup de nombres premiers ?

Réponse (les grecs et Euclide la connaissaient) : il y en a une infinité. On pourrait même dire qu’il y en a une " grosse " infinité : environ 1 nombre sur 6 est premier jusqu’à mille, 1 nombre sur 13 jusqu’à un million, et 1 nombre sur 20 jusqu’à un milliard (il y a exactement 50 847 734 nombres premiers jusqu’à un milliard). Sortez maintenant votre calculette et vérifiez que 20 est à peu près égal à : ln 109 -  1 ; ce n’est pas un hasard et on en reparlera plus loin.

 

Deuxième question : les nombres premiers, dont on vient de voir qu’ils se raréfient - lentement - sont-ils répartis régulièrement ou irrégulièrement ?

Si vous prenez un télescope pour voir de très loin la galaxie des nombres premiers, alors elle est vraiment très régulière. Par exemple, voici un tableau comptabilisant les nombres premiers entre deux limites :

500 000 -   600 000

7 560

600 000 -   700 000

7 445

700 000 -   800 000

7 408

800 000 -   900 000

7 323

900 000 - 1 000 000

7 224


Mais si vous vous rapprochez, alors les choses commencent à devenir irrégulières.

Voici deux nouveaux tableaux avec une " échelle " plus grande :

 

860 000 - 861 000

77

 

861 000 - 861 100

11

861 000 - 862 000

74

 

861 100 - 861 200

8

862 000 - 863 000

83

 

861 200 - 861 300

4

863 000 - 864 000

60

 

861 300 - 861 400

5

864 000 - 865 000

80

 

861 400 - 861 500

6

865 000 - 866 000

80

 

861 500 - 861 600

8

866 000 - 867 000

68

 

861 600 - 861 700

5

867 000 - 868 000

78

 

861 700 - 861 800

9

868 000 - 869 000

80

 

861 800 - 861 900

9

869 000 - 870 000

73

 

861 900 - 862 000

9

 

Et si vous prenez maintenant un microscope pour voir tous les détails, alors l’irrégularité est extrême. Le meilleur indicateur de l’irrégularité " locale " est la différence entre deux nombres premiers consécutifs. Entre 861 000 et 862 000 il y a 74 nombres premiers et donc 73 différences, dont la moyenne est 13 1/2.

La plus petite différence possible est 2, et il y a 6 couples de " nombres premiers jumeaux " de (861 437 , 861 439) à (861 977 , 861 979).

Mais il y a aussi des grandes différences : la plus grande est 54, soit 4 fois la valeur moyenne, entre 861 239 et 831 293.

 

160 ans pour " LE " théorème

Euler est le premier à montrer qu’il y a " beaucoup " de nombres premiers, en prouvant en 1737 que la série diverge. Pour préciser la " loi de raréfaction " des nombres premiers, il faut introduire la fonction de compte p (x), qui est définie comme le nombre de nombres premiers inférieurs ou égaux à x. À partir de Gauss (1792) et Legendre (1798), conjuguant expérimentation et arguments heuristiques, on conjecture l’équivalence entre formule, dont l’affirmation s’appelle le théorème des nombres premiers. Tchebychev montre qu’il s’agit du bon ordre de grandeur en établissant en 1852 l’encadrement :

formule

Enfin, De La Vallée-Poussin et Hadamard démontrent indépendamment en 1896 le théorème des nombres premiers.

 
Mais l’histoire ne s’arrête pas là car on peut s’interroger sur le reste. Le " bon " terme principal n’est pas formulemais le logarithme intégral : formule

(le développement complet est divergent !), et on doit écrire p (x) =  li(x) + R(x). Le meilleur reste actuellement connu est : R(x) = O(x exp(- (ln x)3 / 5 -  e )) et la " grande " question est la suivante : a-t-on R(x) = O(xq ) pour une valeur de q inférieure à 1 ? La réponse dépend de la localisation des zéros de la très célèbre fonction zêta (Euler, 1737, Riemann, 1859) : formule

(s est une variable complexe et le produit infini est pris sur l’ensemble des nombres premiers). Cette fonction, définie a priori pour Re(s) > 1, peut être prolongée à tout le plan complexe (avec un pôle en s =  1). Elle possède une infinité de zéros sur la droite Re(s) = 1/2 et, si on peut montrer qu’elle n’a aucun zéro pour Re(s) > q , alors on a R(x) =  O(xq  + e ) ; c’est l’hypothèse de Riemann (généralisée) et probablement la question ouverte (maintenant que celle du théorème de Fermat est refermée) la plus célèbre des mathématiques.