Les mathématiques ? L’évidence même !

Réciproques, Carte blanche à Didier Nordon
Enseignant à l’Université Bordeaux 1, chroniqueur dans une revue scientifique
et auteur de plusieurs ouvrages sur les rapports entre sciences et société.
n°6, mai 1998

 

"Une démonstration d’un théorème (T) peut se définir comme un chemin qui conduit par étapes successives à une situation psychologique telle que (T) y apparaît comme évident" écrit René Thom (Pourquoi la mathématique ? 10/18, 1974). Tous les mathématiciens, je crois, seront prêts à reprendre à leur compte une telle formulation.

Mais attention ! Dans le langage courant, le mot " évident " signifie " facile ". " Les maths, c’est pas évident " dira-t-on - à juste titre ! Dans le langage savant, au contraire, " évident " n’a rien à voir avec " facile ". Ne nous laissons pas abuser par l’étymologie. L’évidence ne désigne pas ce qui se voit, mais une construction intellectuelle abstraite, longuement élaborée, qui ne peut convaincre qu’un esprit préparé. Pourquoi, alors, employer le mot d’évident pour spécifier la fin d’une démonstration ? Parce que, une fois achevée, une démonstration acquiert autant de force que l’évidence. Ce qui caractérise le fait qu’une démonstration est finie, c’est le silence : semblable en cela à l’évidence, la fin d’une démonstration rend muet. Supposons que j’aie démontré (suite à beaucoup de travail peut-être) que A =  B et que B =  C, puis que j’en aie déduit que A =  C. Si un élève demande pourquoi on a A =  C, je répondrai que si A =  B et B =  C, il est évident que A =  C. Et s’il insiste, je ne saurai que répéter : " Mais enfin, c’est évident ! " Je ne pourrai rien dire de plus, car cela me mènerait à gloser - activité à laquelle le mathématicien répugne en général.

Il n’existe donc pas de démonstration " en soi ", dans l’absolu. Discours chargé de convaincre un public, une démonstration s’adapte à celui-ci. Ce serait insulter un collègue que de lui donner les mêmes détails qu’à un élève ! À partir d’un certain niveau, on pourra s’interroger sur la transitivité de l’égalité sans que ce soit de la glose. Même au sein de la profession, il n’y a pas uniformité. William Thurston explique que, lorsqu’il fait des conférences, certaines parties peuvent être dites en deux minutes à des topologues, mais exigent une bonne heure avant que des analystes commencent à comprendre - et inversement (" On Proof and Progress in Mathematics " Amer. Math. Monthly, avril 1994). Quant au mythe d’une formalisation parfaite (fût-elle virtuelle), personne n’y croit plus. Dans une démonstration, il y a forcément des sous-entendus, c’est-à-dire des choses qui vont de soi pour tel interlocuteur et pas pour tel autre. Toute démonstration dépend étroitement de celui qui parle (ou écrit), et de ceux qui écoutent (ou lisent). En cela, c’est un processus social. Avec les risques inhérents. Dans ce que la profession tient pour démontré à un moment donné, la postérité trouvera peut-être des erreurs. Cela s’est vu (Cauchy n’ayant pas distingué entre convergence et convergence uniforme, par exemple) - donc cela se verra encore... évidemment !