Les mathématiques et les autres

Réciproques, Carte blanche à Jacques Moisan,
Inspecteur Général de Mathématiques
n°9, mai 1999

 

Historiquement, les mathématiques se sont construites à partir de leurs applications (on dirait maintenant une construction par la demande plutôt que par l’offre). La mesure des grandeurs, la modélisation des phénomènes évolutifs discrets ou continus, l’étude des phénomènes aléatoires, pour ne citer que quelques grands thèmes, ont ouvert des champs dans lesquels se sont développés la géométrie et l’algèbre, l’arithmétique, l’analyse discrète, le calcul différentiel et intégral, le calcul des probabilités. Longtemps d’ailleurs, les mathématiciens eux-mêmes ont assumé une appartenance multiple et beaucoup d’entre eux, parmi les plus renommés, peuvent être à juste titre revendiqués par d’autres disciplines.

Du côté de l’enseignement secondaire, en revanche, cette ouverture des mathématiques à d’autres disciplines apparaît peu. L’approche pluridisciplinaire disparaît de la formation des enseignants de mathématiques à partir de la fin du premier cycle universitaire (ce n’est pas une fatalité : souvenons-nous de l’époque, que certains d’entre nous ont connue, où le certificat de mécanique générale et un certificat de physique faisaient partie de la licence d’enseignement de mathématiques !). Dans les programmes actuels de lycée, les incitations à la prise en compte des autres enseignements scientifiques sont assez modestes et mal cadrées. Il en résulte, il faut bien le dire, une grande difficulté pour l’élève qui doit de lui-même essayer de faire le lien entre différents concepts, voire entre différentes vues d’un même concept. Dans le cadre des futurs TPE interdisciplinaires, l’élève ne pourra pas, tout seul, faire ce lien.

Pour les mathématiques, les sciences physiques constituent un partenaire privilégié. C’est dans l’enseignement de la physique que sont utilisés en priorité les concepts et techniques introduits en mathématiques (calcul vectoriel, dérivation, intégration, représentations graphiques). Un certain nombre d’objets ou d’outils introduits en mathématiques pour les besoins propres des mathématiques (vecteurs, nombres complexes…) prennent tout leur sens grâce à leurs utilisations (ou leurs interprétations) en physique.

De plus, la physique fournit aux mathématiques à la fois des modèles non abstraits et des thèmes d’études. S’il est à peu près évident que la résolution d’un problème physique passe à un moment ou à un autre par une étape purement mathématique (calcul formel ou numérique, résolution d’équations, représentation graphique, construction géométrique…), il est aussi indispensable que l’enseignement des mathématiques soit illustré par des problèmes issus des sciences expérimentales (et en premier lieu de la physique). Pour donner un exemple concret (et élémentaire), la parabole est introduite en classe de Seconde comme la courbe représentative d’une fonction élémentaire parmi d’autres, mais cette approche doit être enrichie dans la suite de la scolarité en série S grâce, entre autres, à l’étude de la mécanique.

Les enseignants de sciences physiques utilisent depuis toujours (et font utiliser par leurs élèves) les mathématiques dont ils ont besoin. Dans un cadre où tout fonctionne normalement, le professeur de mathématiques enseigne des concepts dont certains sont ensuite utilisés à bon escient par le professeur de physique pour son enseignement. Bref, le physicien sait se passer de son collègue de mathématiques pourvu que celui-ci ait enseigné les parties utiles du cours de mathématiques. Mais les professeurs de mathématiques n’ont pas cette culture, et s’ils veulent illustrer leur cours par des exemples tirés de la physique et montrer le sens en physique des concepts introduits, il faut qu’une collaboration s’installe (ou se développe) entre enseignants de mathématiques et de physique. Cette collaboration sera d’ailleurs indispensable dans le cadre des TPE de Première et Terminale scientifiques.

En conclusion, le développement voulu et souhaitable des approches pluridisciplinaires des enseignements scientifiques nécessite à la fois un effort de l’Institution (programmes, expérimentation, formation initiale et continue) et de chacun des enseignants de mathématiques sur le terrain. Attachés à notre discipline et à la qualité de son enseignement nous devons l’inscrire dans la formation scientifique générale si nous voulons qu’elle garde ses spécificités propres. Il ne s’agit pas plus de faire enseigner la physique par des professeurs de mathématiques que les mathématiques par des professeurs de physique ; mais il faut aider les élèves à trouver la cohérence des enseignements scientifiques qu’ils reçoivent et à les intégrer dans leur projet de formation.