La quadrature du rêve

Réciproques, Carte blanche à Philippe Guillaut
Professeur de lettres au Lycée d’Aiguillon
n°11, mars 2000

 

Dans cette carte blanche, un collègue de lettres nous livre sa vision des mathématiques

Pour qui entre dans l’univers des mathématiques, cela doit être très impressionnant : des droites à l’infini qui jamais ne se rencontreront, des nombres cernés de décimales interminables, des combinaisons sans limite de petits a et de petits z, qui génèrent un dictionnaire proportionné à ce monde en expansion. Voilà bien une création qui égale peut-être le ciel étoilé en vastitude, en perfection et en pureté.

Or, ce qui m’intéresse, dans le ciel étoilé, c’est la saveur d’un éclat particulier, et l’incroyable présence vivante d’un scintillement non humain, plutôt qu’une spéculation leibnizienne sur les possibles. Si suivre une droite D dans un plan A pouvait vraiment mener dans l’infini, voilà qui serait beau. Les mathématiques sont irritantes, parce qu’elles promettent beaucoup – monde de rêveurs en somme, mais des rêveurs qui se veulent froids et éveillés. Ou bien n’ai-je jamais eu de professeur qui vivait l’algèbre et la géométrie comme un sacerdoce ? Un Picasso dont l’intégrale jaillirait comme magiquement de l’inconscient, un kabbaliste concluant sa démonstration avec crainte et tremblement ? Pour intéresser les littéraires, il faudrait rendre à cette noble matière, asservie par de prosaïques utilisateurs, ses prestiges originels de science occulte.

D’ailleurs, notre société continue de reconnaître aux professeurs de mathématiques des pouvoirs secrets dignes des initiés antiques. En effet, comment expliquer que ces êtres énigmatiques revêtus de leur mystérieuse blouse blanche – lointaine descendante sans doute des robes de lin sacrées de l’Égypte – qui s’interpellent en un sabir qu’eux seuls comprennent et n’évoquent guère dans leur enseignement les dures lois de la réalité présente, aient reçu le droit de distinguer les élus des " damnés " ? C’est certainement parce qu’ils touchent au domaine de l’absolu, loin du magma pâteux et contingent où s’engluent d’autres disciplines, qu’ils restent les dépositaires de ce pouvoir prophétique.

Aussi un professeur de mathématiques ne saurait-il souffrir d’aucune faiblesse : lui qui maîtrise et explique les lois des probabilités n’est plus soumis aux hasards ni aux circonstances. Il vit la vérité pure de toute éternité, aussi éternellement juste lui-même que l’est sa démonstration. Son cours crée un trou noir dans les emplois du temps : toute notion du temps est abolie dans une béance sans fin.

Les mathématiques recèlent toute la force de la Poésie, entendue dans son sens le plus ésotérique et le plus exotérique. " Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester ", écrivait Rimbaud. Concevoir et faire exister en toute logique un univers à x dimensions ouvre les portes de tous les cénacles surréalistes. Au fond, les mathématiques sont peut-être la discipline la plus littéraire de toutes.