La quadrature du rêve |
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![]() Professeur de lettres au Lycée dAiguillon n°11, mars 2000 |
Dans cette carte blanche, un collègue de lettres nous livre sa vision des mathématiques
Pour qui entre dans lunivers des mathématiques, cela doit être très impressionnant : des droites à linfini qui jamais ne se rencontreront, des nombres cernés de décimales interminables, des combinaisons sans limite de petits a et de petits z, qui génèrent un dictionnaire proportionné à ce monde en expansion. Voilà bien une création qui égale peut-être le ciel étoilé en vastitude, en perfection et en pureté.
Or, ce qui mintéresse, dans le ciel étoilé, cest la saveur dun éclat particulier, et lincroyable présence vivante dun scintillement non humain, plutôt quune spéculation leibnizienne sur les possibles. Si suivre une droite D dans un plan A pouvait vraiment mener dans linfini, voilà qui serait beau. Les mathématiques sont irritantes, parce quelles promettent beaucoup monde de rêveurs en somme, mais des rêveurs qui se veulent froids et éveillés. Ou bien nai-je jamais eu de professeur qui vivait lalgèbre et la géométrie comme un sacerdoce ? Un Picasso dont lintégrale jaillirait comme magiquement de linconscient, un kabbaliste concluant sa démonstration avec crainte et tremblement ? Pour intéresser les littéraires, il faudrait rendre à cette noble matière, asservie par de prosaïques utilisateurs, ses prestiges originels de science occulte.
Dailleurs, notre société continue de reconnaître aux professeurs de mathématiques des pouvoirs secrets dignes des initiés antiques. En effet, comment expliquer que ces êtres énigmatiques revêtus de leur mystérieuse blouse blanche lointaine descendante sans doute des robes de lin sacrées de lÉgypte qui sinterpellent en un sabir queux seuls comprennent et névoquent guère dans leur enseignement les dures lois de la réalité présente, aient reçu le droit de distinguer les élus des " damnés " ? Cest certainement parce quils touchent au domaine de labsolu, loin du magma pâteux et contingent où sengluent dautres disciplines, quils restent les dépositaires de ce pouvoir prophétique.
Aussi un professeur de mathématiques ne saurait-il souffrir daucune faiblesse : lui qui maîtrise et explique les lois des probabilités nest plus soumis aux hasards ni aux circonstances. Il vit la vérité pure de toute éternité, aussi éternellement juste lui-même que lest sa démonstration. Son cours crée un trou noir dans les emplois du temps : toute notion du temps est abolie dans une béance sans fin.
Les mathématiques recèlent toute la force de la Poésie, entendue dans son sens le plus ésotérique et le plus exotérique. " Toujours pleins du Nombre et de lHarmonie, ces poèmes seront faits pour rester ", écrivait Rimbaud. Concevoir et faire exister en toute logique un univers à x dimensions ouvre les portes de tous les cénacles surréalistes. Au fond, les mathématiques sont peut-être la discipline la plus littéraire de toutes.