Centre François Mauriac de Malagar, Collège Jacques Prévert Bergerac
                                                   Projet pédagogique 2000-2001
François Mauriac
Littérature

Thérèse Desqueyroux
 
(Chapitre 1)

L’avocat ouvrit une porte Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément l'aspira. Elle avait peur d'être attendue, hésitait à sortit Un homme, dont le col était relevé, se détacha d'un platane elle reconnut son père. L'avocat cria « Non-lieu » et, se retournant vers Thérèse :
« Vous pouvez sortir il n'y a personne.
Elle descendît des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l'embrassa pas, ne lui donna pas même un regard il interrogeait l'avocat Duros qui répondait à mi-voix, comme s'ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos :
- Je recevrai demain l'avis officiel du non-lieu.
 - Il ne peut plus y avoir de surprise
 - Non les carottes sont cuites, comme on dit.
 - Après la déposition de mon gendre, c'était couru.
 - Couru... couru... On ne sait jamais.
-Du moment que, de son propre aveu, il ne comptait jamais les gouttes...
-Vous savez, Larroque. dans ces sortes d'affaires, le témoignage de la victime... »
La voix de Thérèse s'éleva «Il n'y a pas eu de victime. 
-J'ai voulu dire victime de son imprudence. madame. »
Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage qui n'exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l'avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l'attention.
Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D'ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture. Thérèse marchait entre les deux hommes qu'elle dominait du front et qui de nouveau discutaient comme Si elle n'eût pas été présente mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude. Alors elle demeura un peu en arrière, déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu'elle longeait. Parfois un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ta boue jaillie l'obligeait à se tapir contre le mur Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent. L'odeur de fournil et de brouillard n'était plus seulement pour elle l'odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée s'efforçait de ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille elle aurait pu choir au bord de ce chemin ni lui, ni Duros ne s'en fussent aperçus. Ils n'avaient plus peur d'élever la voix.
« La déposition de M. Desqueyroux était excellente, oui. Mais il y avait cette ordonnance en somme, il s'agissait d'un faux... Et d'était le docteur Pédemay qui avait porté plainte...
-il a retiré sa plainte...
-Tout de même, l'explication qu'elle a donnée cet inconnu qui lui  remet une ordonnance... »
Thérèse, moins par lassitude que pour échapper à ces paroles dont on l'étourdissait depuis des semaines, ralentit en vain sa marche ; impossible de ne pas entendre le fausset de son père
« Je le lui ai assez dit : « Mais, malheureuse, trouve autre chose...  trouve autre chose... » 
 

(Chapitre 2)

...Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l'aime... Elle se console d'avoir oublié ses cigarettes, détestant de fumer dans le noir Les lanternes éclairent les talus, une frange dé fougères, la base des pins géants. Les piles de cailloux détruisent l'ombre de l'équipage. Parfois 5 passe une charrette et les mules d'elles-mêmes prennent la droite sans que bouge le muletier endormi. Il semble à Thérèse qu'elle n'atteindra jamais Argelouse elle espère ne l'atteindre jamais ; plus d'une heure de voiture jusqu'à la gare de Nizan ; puis ce petit train qui s'arrête indéfiniment à chaque gare. De Saint-Clair même où elle descendra jusqu'à Argelouse, 10 dix kilomètres à parcourir en carriole (telle est la route qu'aucune auto n'oserait s'y engager la nuit). Le destin, à toutes les étapes, peut encore surgir, la délivrer Thérèse cède à cette imagination qui l'eût possédée, la veille du jugement, Si l'inculpation avait été maintenue  l'attente du tremblement de terre. Elle enlève son chapeau, appuie contre le cuir odorant sa petite tête blême et ballottée, livre son corps aux cahots. Elle avait vécu, jusqu'à ce soir, d'être traquée ; maintenant que la voilà sauve, elle mesure son épuisement. Joues creuses, pommettes, lèvres aspirées, et ce large front, magnifique, composent une figure de condamnée  oui, bien que les hommes ne l'aient pas reconnue coupable, condamnée à la solitude éternelle. Son charme, que te monde naguère disait irrésistible, tous ces êtres le possèdent dont le visage trahirait un tourment secret, l'élancement d'une plaie intérieure, s'ils ne s'épuisaient à donner le change. Au fond de cette calèche cahotante, sur cette route frayée dans l'épaisseur obscure des pins. une jeune femme démasquée caresse doucement avec la main droite sa face de brûlée vive. Quelles seront les premières paroles de Bernard dont le faux témoignage l'a sauvée . Sans doute ne posera-t-il aucune question, ce soir... mais demain Thérèse ferme les yeux, les rouvre et, comme les chevaux vont au pas, s'efforce de reconnaître cette montée. Ah ne rien prévoir. Ce sera peut-être plus simple qu'elle n'imagine. Ne rien prévoir. Dormir.. Pourquoi n'est-elle plus dans la calèche.
Cet homme derrière un tapis vert le juge d'instruction... encore lui... Il sait bien pourtant que l'affaire est arrangée. Sa tête remue de gauche à droite : l'ordonnance de non-lieu ne~peut être rendue, il y a un fait nouveau. Un fait nouveau ? Thérèse se détourne pour que l'ennemi ne voie pas sa figure décomposée. « Rappelez vos souvenirs, madame. Dans la poche intérieure de cette vieille pèlerine - celle dont vous n'usez plus qu'en octobre, pour la chasse à la palombe, n'avez-vous rien oublié, rien dissimulé ? » Impossible de protester elle étouffe. Sans perdre son gibier des yeux, le juge dépose sur la table un paquet minuscule, cacheté rouge. Therèse pourrait réciter la formule inscrite sur l'enveloppe et que l'homme déchiffre d'une voix coupante
 Aconitine grammes n0 20. 
 Chloroforme 30 grammes
Digitaline sol. 20 grammes.
Le juge éclate de rire.., Le frein grince contre la roue. Thérèse s'éveille; sa poitrine dilatée s'emplit de brouillard ignorent à quoi ils Sont mêlés chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d'empoisonné sous leurs pas d'enfants. 
Certes elle avait raison, cette petite fille, lorsqu'elle répétait à Thérèse, lycéenne raisonneuse et moqueuse : « Tir ne peux imaginer cette délivrance après l'aveu, après le pardon - lorsque~ la place nette, on peut recommencer sa vie sur nouveaux frais. » Il suffisait à Thérèse d'avoir  de tout dire pour déjà connaître, en effet, une sorte de desserrement délicieux « Bernard saura tout ; je lui dirai... »

Que lui dirait-elle ? Par quel aveu commencer? Des paroles suffisent-elles à contenir cet enchaînement confus de désirs, de résolutions, d'actes imprévisibles ? Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes?... « Moi, je ne connais pas mes crimes. Je n'ai pas voulu celui dont on me charge. Je ne sais pas ce que j'ai voulu. Je n'ai jamais su vers quoi tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi  ce qu'elle détruisait sur sa route, j'en étais moi-même terrifiée...» 
 

Sur le chemin qui la ramène vers Argelouse, Thérèse continue à s'interroger sur elle-même, sur ce qui a pu faire d'elle une criminelle. Elle revoit son passe  son mariage avec Bernard Desqueyroux, riche propriétaire et demi frère d'Anne, par lequel elle a cru pouvoir donner un sens à sa vie en entrant « dans un bloc familial », où elle se sentira vite piégée  le désaccord et le dégoût qui l'ont éloignée de son mari, esprit médiocre, satisfait de reproduire les traditions familiales ; sa rencontre avec Jean Azévédo, l'étudiant parisien qui lui fait entrevoir une vie plus libre; la façon dont l'idée d'empoisonner son mari a pris corps en elle, depuis le jour où, sans intervenir; elle l'avait vu doubler par distraction la dose d'un médicament.
De re tour à Argelouse, l'occasion de s'expliquer lui est refusée Bernard ne songe qu'à sauver les apparences et s'érige en justicier Reléguée dans une chambre, au premier étage, Thérèse vit trois mois dans une solitude totale; comme absente d'elle-même, elle attend la mort. Son état est tel que Bernard lui rend sa liberté et, un jour de mars, l'accompagne a Paris.
 

 

(Chapitre 13)

...Un agent à cheval approchait un sifflet de ses lèvres, ouvrait d'invisibles écluses, une armée de piétons se hâtait de traverser la chaussée noire avant que l'ait recouverte la vague des taxis : « J'aurais dû partir, une nuit, vers la lande du Midi, comme Daguerre. J'aurais dû marcher à travers les pins rachitiques de cette terre mauvaise  marcher jusqu'à épuisement. Je n'aurais pas cil le courage de tenir ma tête enfoncée dans l'eau d'une lagune (ainsi qu'a fait ce berger d'Argelouse, l'année dernière, parce que sa bru ne lui donnait pas à manger). Mais j'aurais pu me coucher dans le sable, fermer les yeux... C'est vrai qu'il y a les corbeaux, les fourmis qui n'attendent pas...
Elle contempla le fleuve humain, cette masse vivante qui allait s'ouvrir sous son corps, la rouler, l'entraîner. Plus rien à faire. Bernard tire encore sa montre.
Onze heures moins le quart le temps de passer à l'hôtel...
 - Vous n'aurez pas trop chaud pour voyager
- Il faudra même que je me couvre, ce soir, dans l'auto.
Elle vit en esprit la route où il roulerait, crut que le vent froid baignait sa face, ce vent qui sent le marécage, les copeaux résineux, les feux d'herbes, la menthe, la brume. Elle regarda Bernard, eut ce sourire qui autrefois faisait dire aux dames de la lande : « On ne peut pas prétendre qu'elle soit jolie, mais elle est le charme même. » Si Bemard lui avait dit: « Je te pardonne ; viens... » elle se serait levée, l'aurait suivi. Mais Bernard, un instant irrité de se sentir ému, n'éprouvait plus que l'horreur des gestes inaccoutumés, des paroles différentes de celles qu'il est d'usage d'échanger chaque jour Bernard était « à la voie », comme ses carrioles il avait besoin de ses ornières quand il les aura retrouvées, ce soir même, dans ta salle à manger de Saint-Clair, il goûtera le calme, la paix
 «Je veux une dernière fois vous demander pardon, Bernard. »
 Elle prononce Ces mots avec trop de solennité et sans espoir - dernier effort pour que reprenne la conversation. Mais lui proteste «N'en parlons plus...
Vous allez vous sentir bien seul : sans être là, j'occupe une place mieux vaudrait pour vous que je fusse morte. »
Il haussa un peu les épaules et, presque jovial, la pria « de ne pas s'en faire pour lui ».
Chaque génération de Desqueyroux a eu son vieux garçon il fallait bien que ce fût moi. J'ai toutes les qualités requises (ce n'est pas vous qui direz le contraire ?). Je regrette seulement que nous ayons eu une fille à cause du nom qui va finir. Il est vrai que, même si nous étions demeurés ensemble, nous n'aurions pas voulu d'autre enfant... alors, en somme, tout va bien... Ne vous dérangez pas ; restez là. »

Il fit signe à un taxi, revint sur ses pas pour rappeler à Thérèse que les consommations étaient payées.
  Elle regarda longtemps la goutte de porto au fond du verre de Bernard; puis de nouveau dévisagea les passants Certains semblaient attendre, allaient et venaient. Une femme se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière, ou déguisée en ouvrière ?). C'était l'heure où se vident les ateliers de couture. Thérèse ne songeait pas à quitter la place ; elle ne s'ennuyait ni n'éprouvait de tristesse. Elle décida de ne pas aller voir, cet après-midi, Jean Azévédo - et poussa un soupir de délivrance : elle n'avait pas envie de le voir causer encore chercher des formules f Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont elle souhaitait l'approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d'eux seulement qu'ils n'exigeraient guère de paroles. Thérèse ne redoutait plus la solitude Il suffisait qu'elle demeurât immobile comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d'Old England la jeune femme qu'elle était  ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d'Argelouse, elle gardait une figure comme rongée ses pommettes trop saillantes, ce nez court Elle songea « le n'ai pas d'âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l'hôtel puisqu'elle n'en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d'une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu'il y a une heure à peine, elle souhaitait de s'y enfoncer aux côtés de Bernard Qu'importe d'aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l'Océan ou la plaine . Rien ne l'intéressait de ce qui vit, que les êtres de sang et de chair. 
« Ce n'est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, -c'est la forêt vivante qui s'y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu'aucune tempête. Le gémissement des pins d'Argelouse, la nuit, n'était émouvant que parce qu'on l'eût dit humain.»
Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard.