(Chapitre 1)
L’avocat ouvrit une porte Thérèse
Desqueyroux, dans ce couloir du palais de justice, sentit sur sa face la
brume et, profondément l'aspira. Elle avait peur d'être attendue,
hésitait à sortit Un homme, dont le col était relevé,
se détacha d'un platane elle reconnut son père. L'avocat
cria « Non-lieu » et, se retournant vers Thérèse
:
« Vous pouvez sortir il n'y a personne.
Elle descendît des marches mouillées.
Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l'embrassa
pas, ne lui donna pas même un regard il interrogeait l'avocat Duros
qui répondait à mi-voix, comme s'ils eussent été
épiés. Elle entendait confusément leurs propos :
- Je recevrai demain l'avis officiel du non-lieu.
- Il ne peut plus y avoir de surprise
- Non les carottes sont cuites, comme
on dit.
- Après la déposition
de mon gendre, c'était couru.
- Couru... couru... On ne sait jamais.
-Du moment que, de son propre aveu, il ne
comptait jamais les gouttes...
-Vous savez, Larroque. dans ces sortes d'affaires,
le témoignage de la victime... »
La voix de Thérèse s'éleva
«Il n'y a pas eu de victime.
-J'ai voulu dire victime de son imprudence.
madame. »
Les deux hommes, un instant, observèrent
la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême
visage qui n'exprimait rien. Elle demanda où était la voiture
; son père l'avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors
de la ville, pour ne pas attirer l'attention.
Ils traversèrent la place : des feuilles
de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie.
Heureusement, les jours avaient bien diminué. D'ailleurs, pour rejoindre
la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de
la sous-préfecture. Thérèse marchait entre les deux
hommes qu'elle dominait du front et qui de nouveau discutaient comme Si
elle n'eût pas été présente mais, gênés
par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude.
Alors elle demeura un peu en arrière, déganta sa main gauche
pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu'elle longeait. Parfois
un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ta
boue jaillie l'obligeait à se tapir contre le mur Mais le crépuscule
recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent.
L'odeur de fournil et de brouillard n'était plus seulement pour
elle l'odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum
de la vie qui lui était rendue enfin elle fermait les yeux au souffle
de la terre endormie, herbeuse et mouillée s'efforçait de
ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées
qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille elle aurait pu choir au
bord de ce chemin ni lui, ni Duros ne s'en fussent aperçus. Ils
n'avaient plus peur d'élever la voix.
« La déposition de M. Desqueyroux
était excellente, oui. Mais il y avait cette ordonnance en somme,
il s'agissait d'un faux... Et d'était le docteur Pédemay
qui avait porté plainte...
-il a retiré sa plainte...
-Tout de même, l'explication qu'elle
a donnée cet inconnu qui lui remet une ordonnance... »
Thérèse, moins par lassitude
que pour échapper à ces paroles dont on l'étourdissait
depuis des semaines, ralentit en vain sa marche ; impossible de ne pas
entendre le fausset de son père
« Je le lui ai assez dit : « Mais,
malheureuse, trouve autre chose... trouve autre chose... »
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(Chapitre 2)
...Cette odeur de cuir moisi des anciennes
voitures, Thérèse l'aime... Elle se console d'avoir oublié
ses cigarettes, détestant de fumer dans le noir Les lanternes éclairent
les talus, une frange dé fougères, la base des pins géants.
Les piles de cailloux détruisent l'ombre de l'équipage. Parfois
5 passe une charrette et les mules d'elles-mêmes prennent la droite
sans que bouge le muletier endormi. Il semble à Thérèse
qu'elle n'atteindra jamais Argelouse elle espère ne l'atteindre
jamais ; plus d'une heure de voiture jusqu'à la gare de Nizan ;
puis ce petit train qui s'arrête indéfiniment à chaque
gare. De Saint-Clair même où elle descendra jusqu'à
Argelouse, 10 dix kilomètres à parcourir en carriole (telle
est la route qu'aucune auto n'oserait s'y engager la nuit). Le destin,
à toutes les étapes, peut encore surgir, la délivrer
Thérèse cède à cette imagination qui l'eût
possédée, la veille du jugement, Si l'inculpation avait été
maintenue l'attente du tremblement de terre. Elle enlève son
chapeau, appuie contre le cuir odorant sa petite tête blême
et ballottée, livre son corps aux cahots. Elle avait vécu,
jusqu'à ce soir, d'être traquée ; maintenant que la
voilà sauve, elle mesure son épuisement. Joues creuses, pommettes,
lèvres aspirées, et ce large front, magnifique, composent
une figure de condamnée oui, bien que les hommes ne l'aient
pas reconnue coupable, condamnée à la solitude éternelle.
Son charme, que te monde naguère disait irrésistible, tous
ces êtres le possèdent dont le visage trahirait un tourment
secret, l'élancement d'une plaie intérieure, s'ils ne s'épuisaient
à donner le change. Au fond de cette calèche cahotante, sur
cette route frayée dans l'épaisseur obscure des pins. une
jeune femme démasquée caresse doucement avec la main droite
sa face de brûlée vive. Quelles seront les premières
paroles de Bernard dont le faux témoignage l'a sauvée . Sans
doute ne posera-t-il aucune question, ce soir... mais demain Thérèse
ferme les yeux, les rouvre et, comme les chevaux vont au pas, s'efforce
de reconnaître cette montée. Ah ne rien prévoir. Ce
sera peut-être plus simple qu'elle n'imagine. Ne rien prévoir.
Dormir.. Pourquoi n'est-elle plus dans la calèche.
Cet homme derrière un tapis vert le
juge d'instruction... encore lui... Il sait bien pourtant que l'affaire
est arrangée. Sa tête remue de gauche à droite : l'ordonnance
de non-lieu ne~peut être rendue, il y a un fait nouveau. Un fait
nouveau ? Thérèse se détourne pour que l'ennemi ne
voie pas sa figure décomposée. « Rappelez vos souvenirs,
madame. Dans la poche intérieure de cette vieille pèlerine
- celle dont vous n'usez plus qu'en octobre, pour la chasse à la
palombe, n'avez-vous rien oublié, rien dissimulé ? »
Impossible de protester elle étouffe. Sans perdre son gibier des
yeux, le juge dépose sur la table un paquet minuscule, cacheté
rouge. Therèse pourrait réciter la formule inscrite sur l'enveloppe
et que l'homme déchiffre d'une voix coupante
Aconitine grammes n0 20.
Chloroforme 30 grammes
Digitaline sol. 20 grammes.
Le juge éclate de rire.., Le frein
grince contre la roue. Thérèse s'éveille; sa poitrine
dilatée s'emplit de brouillard ignorent à quoi ils Sont mêlés
chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d'empoisonné sous leurs
pas d'enfants.
Certes elle avait raison, cette petite fille,
lorsqu'elle répétait à Thérèse, lycéenne
raisonneuse et moqueuse : « Tir ne peux imaginer cette délivrance
après l'aveu, après le pardon - lorsque~ la place nette,
on peut recommencer sa vie sur nouveaux frais. » Il suffisait à
Thérèse d'avoir de tout dire pour déjà
connaître, en effet, une sorte de desserrement délicieux «
Bernard saura tout ; je lui dirai... »
Que lui dirait-elle ? Par quel aveu commencer?
Des paroles suffisent-elles à contenir cet enchaînement confus
de désirs, de résolutions, d'actes imprévisibles ?
Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes?... « Moi,
je ne connais pas mes crimes. Je n'ai pas voulu celui dont on me charge.
Je ne sais pas ce que j'ai voulu. Je n'ai jamais su vers quoi tendait cette
puissance forcenée en moi et hors de moi ce qu'elle détruisait
sur sa route, j'en étais moi-même terrifiée...»
Sur le chemin qui la ramène vers Argelouse,
Thérèse continue à s'interroger sur elle-même,
sur ce qui a pu faire d'elle une criminelle. Elle revoit son passe
son mariage avec Bernard Desqueyroux, riche propriétaire et demi
frère d'Anne, par lequel elle a cru pouvoir donner un sens à
sa vie en entrant « dans un bloc familial », où elle
se sentira vite piégée le désaccord et le dégoût
qui l'ont éloignée de son mari, esprit médiocre, satisfait
de reproduire les traditions familiales ; sa rencontre avec Jean Azévédo,
l'étudiant parisien qui lui fait entrevoir une vie plus libre; la
façon dont l'idée d'empoisonner son mari a pris corps en
elle, depuis le jour où, sans intervenir; elle l'avait vu doubler
par distraction la dose d'un médicament.
De re tour à Argelouse, l'occasion
de s'expliquer lui est refusée Bernard ne songe qu'à sauver
les apparences et s'érige en justicier Reléguée dans
une chambre, au premier étage, Thérèse vit trois mois
dans une solitude totale; comme absente d'elle-même, elle attend
la mort. Son état est tel que Bernard lui rend sa liberté
et, un jour de mars, l'accompagne a Paris.
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(Chapitre 13)
...Un agent à cheval approchait un sifflet
de ses lèvres, ouvrait d'invisibles écluses, une armée
de piétons se hâtait de traverser la chaussée noire
avant que l'ait recouverte la vague des taxis : « J'aurais dû
partir, une nuit, vers la lande du Midi, comme Daguerre. J'aurais dû
marcher à travers les pins rachitiques de cette terre mauvaise
marcher jusqu'à épuisement. Je n'aurais pas cil le courage
de tenir ma tête enfoncée dans l'eau d'une lagune (ainsi qu'a
fait ce berger d'Argelouse, l'année dernière, parce que sa
bru ne lui donnait pas à manger). Mais j'aurais pu me coucher dans
le sable, fermer les yeux... C'est vrai qu'il y a les corbeaux, les fourmis
qui n'attendent pas...
Elle contempla le fleuve humain, cette masse
vivante qui allait s'ouvrir sous son corps, la rouler, l'entraîner.
Plus rien à faire. Bernard tire encore sa montre.
Onze heures moins le quart le temps de passer
à l'hôtel...
- Vous n'aurez pas trop chaud pour voyager
- Il faudra même que je me couvre, ce
soir, dans l'auto.
Elle vit en esprit la route où il roulerait,
crut que le vent froid baignait sa face, ce vent qui sent le marécage,
les copeaux résineux, les feux d'herbes, la menthe, la brume. Elle
regarda Bernard, eut ce sourire qui autrefois faisait dire aux dames de
la lande : « On ne peut pas prétendre qu'elle soit jolie,
mais elle est le charme même. » Si Bemard lui avait dit: «
Je te pardonne ; viens... » elle se serait levée, l'aurait
suivi. Mais Bernard, un instant irrité de se sentir ému,
n'éprouvait plus que l'horreur des gestes inaccoutumés, des
paroles différentes de celles qu'il est d'usage d'échanger
chaque jour Bernard était « à la voie », comme
ses carrioles il avait besoin de ses ornières quand il les aura
retrouvées, ce soir même, dans ta salle à manger de
Saint-Clair, il goûtera le calme, la paix
«Je veux une dernière fois
vous demander pardon, Bernard. »
Elle prononce Ces mots avec trop de
solennité et sans espoir - dernier effort pour que reprenne la conversation.
Mais lui proteste «N'en parlons plus...
Vous allez vous sentir bien seul : sans être
là, j'occupe une place mieux vaudrait pour vous que je fusse morte.
»
Il haussa un peu les épaules et, presque
jovial, la pria « de ne pas s'en faire pour lui ».
Chaque génération de Desqueyroux
a eu son vieux garçon il fallait bien que ce fût moi. J'ai
toutes les qualités requises (ce n'est pas vous qui direz le contraire
?). Je regrette seulement que nous ayons eu une fille à cause du
nom qui va finir. Il est vrai que, même si nous étions demeurés
ensemble, nous n'aurions pas voulu d'autre enfant... alors, en somme, tout
va bien... Ne vous dérangez pas ; restez là. »
Il fit signe à un taxi, revint sur ses
pas pour rappeler à Thérèse que les consommations
étaient payées.
Elle regarda longtemps la goutte de
porto au fond du verre de Bernard; puis de nouveau dévisagea les
passants Certains semblaient attendre, allaient et venaient. Une femme
se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière,
ou déguisée en ouvrière ?). C'était l'heure
où se vident les ateliers de couture. Thérèse ne songeait
pas à quitter la place ; elle ne s'ennuyait ni n'éprouvait
de tristesse. Elle décida de ne pas aller voir, cet après-midi,
Jean Azévédo - et poussa un soupir de délivrance :
elle n'avait pas envie de le voir causer encore chercher des formules f
Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont
elle souhaitait l'approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d'eux
seulement qu'ils n'exigeraient guère de paroles. Thérèse
ne redoutait plus la solitude Il suffisait qu'elle demeurât immobile
comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré
les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour
de sa chair une agitation obscure, un remous. Elle eut faim, se leva, vit
dans une glace d'Old England la jeune femme qu'elle était
ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de
son temps d'Argelouse, elle gardait une figure comme rongée ses
pommettes trop saillantes, ce nez court Elle songea « le n'ai pas
d'âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves)
rue Royale. Pourquoi rentrer à l'hôtel puisqu'elle n'en avait
pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette
demi bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme,
d'une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit.
La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu'il
y a une heure à peine, elle souhaitait de s'y enfoncer aux côtés
de Bernard Qu'importe d'aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables,
l'Océan ou la plaine . Rien ne l'intéressait de ce qui vit,
que les êtres de sang et de chair.
« Ce n'est pas la ville de pierres que
je chéris, ni les conférences, ni les musées, -c'est
la forêt vivante qui s'y agite, et que creusent des passions plus
forcenées qu'aucune tempête. Le gémissement des pins
d'Argelouse, la nuit, n'était émouvant que parce qu'on l'eût
dit humain.»
Thérèse avait un peu bu et beaucoup
fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues
et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha
au hasard.
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