Chronique d'Albert Jacquard
sur France Culture (12 juillet 2004)
"Tous les médias ont insisté avec raison, amis auditeurs, sur l'importance de l'événement qu'est la transformation de l'Union Européenne, passée d'un coup de quinze à vingt-cinq états. Les traités nombreux précisent les conditions dans lesquelles seront prises les décisions, que chacun devra appliquer.
Mais il y a un détail technique qui a trop peu été évoqué : la langue dans laquelle se dérouleront les discussions. Certes, des interprètes compétents seront disponibles, permettant aux Polonais d'argumenter avec les Slovènes, aux Lituaniens de s'opposer aux Tchèques. Mais le détour que cette technique implique nuit terriblement à la rencontre des opinions. La tentation est grande d'utiliser une langue commune.
Permettez-moi un souvenir.
J'ai participé à quelques réunions organisées par l'Organisation Mondiale de la Santé à Genève. Des dizaines d'experts représentaient sans doute cinq ou six langues maternelles. Des interprètes étaient à leur poste. Mais il est vite apparu, au cours des premiers échanges, que l'Américain, l'Allemand ou l'Italien avaient une excellente pratique du français. Raison pour laquelle, peut-être, ils avaient été envoyés à Genève. Il a donc été décidé, à l'unanimité, de mener les discussions en français. J'ai alors pu mesurer, moi qui ne suis que francophone, l'extraordinaire avantage que représente le fait de s'exprimer dans sa propre langue, et surtout de contraindre les autres à l'utiliser. J'en ai profité sans trop de scrupules ce jour-là, mais j'en garde la conviction que cette inégalité dans l'accès à la parole est profondément scandaleuse.
Le cas de figure dont j'ai alors profité, l'unanimité en faveur du français, se présente à vrai dire bien rarement. Par contre, ce cas de figure est très fréquent pour l'anglais. Américains et Britanniques bénéficient alors d'un avantage dont on ne saurait surestimer l'importance. Tous les autres sont en situation de mobiliser une part de leur intelligence à anticiper les paroles des interprètes à partir du discours original souvent en anglais. Eux, les anglophones, peuvent s'ébrouer dans un espace de fond et de signification qui est leur ambiance permanente. La connivence que cela permet peut l'emporter sur les différences d'opinion à propos des problèmes débattus.
Pour que les divers états de l'Europe soient vraiment à égalité dans les rencontres, il est impératif que la langue commune ne soit celle d'aucun des peuples représentés, pas plus d'ailleurs le français que l'anglais ou que le polonais. Ainsi posé, le problème a une solution évidente : le recours à une langue, dont l'usage n'a jamais été imposé, et qui pourtant existe : l'espéranto."
Chronique reprise dans l'Informilo N°57 "Esperanto Perigordo" (Aùtuno 2004)
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