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ALPES ET PYRÉNÉES
(Intégralité des 24 extraits choisis dans le texte de Hugo)

Bordeaux, 20 juillet.

Vous qui ne voyagez jamais autrement que par l'esprit, allant de livre en livres de pensée en pensée, et jamais de pays en pays, vous qui passez tous vos étés à l'ombre des mêmes arbres, et tous vos hivers au coin de la même cheminée, vous voulez dès que je quitte Paris, que je vous dise, moi vagabond, à vous solitaire, tout ce que j'ai fait et tout ce que j'ai vu. Soit. J'obéis. Ce que j'ai fait depuis avant-hier 18 juillet ? Cent cinquante cinq lieues en trente-six heures. Ce que j'ai vu ? J'ai vu Etampes, Orléans, Blois, Tours, Poitiers et Angoulême. En voulez-vous davantage ? Vous~ faut-il des descriptions ? Voulez-vous savoir ce que c'est que ces villes, sous quels aspects elles me sont apparues, quel butin d'histoire, d'art et de poésie j'y ai recueilli, chemin faisant, tout ce que j'ai vu enfin ? Soit. J'obéis encore. Étampes, c'est une grosse tour entrevue à droite dans le crépuscule au-dessus des toits d'une longue rue, et l'on entend des postillons qui disent : encore un malheur au chemin de fer ! deux diligences écrasées. Les voyageurs tués. Le vapeur a enfoncé le convoi entre Etampes et Étrechy. Au moins, nous autres, nous n'enfonçons pas. Orléans, c'est une chandelle sur une table ronde dans une salle basse où une fille pâle vous sert un bouillon maigre. Blois, c'est un pont à gauche avec un obélisque pompadour. Le voyageur soupçonne qu'il peut y avoir des maisons à droite, peut-être une ville. Tours, c'est encore un pont, une grande rue large, et un cadran qui marque neuf heures du matin. Poitiers, c'est une soupe grasse, un canard aux navets, une matelote d'anguilles, un poulet rôti, une sole frite, des haricots verts, une salade et des fraises. Angoulême, c'est une lanterne éclairée au gaz avec une muraille portant cette inscription : CAFÉ DE LA MARINE, et à gauche une autre muraille ornée d'une affiche bleue sur laquelle on lit : LA RUE DE LA LUNE, vaudeville. Voilà ce que c'est que la France quand on la voit en malle-poste. Que sera-ce lorsqu'on la verra en chemin de fer ?
J'ai quelque idée de l'avoir déjà dit ailleurs, on a beaucoup trop vanté la Loire et la Touraine. Il est temps de faire et de rendre justice. La Seine est beaucoup plus belle que la Loire ; la Normandie est un bien plus charmant " jardin " que la Touraine. Une eau jaune et large, des rives plates, des peupliers partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui soit bête. Il masque tous les horizons de la Loire. Le long de la rivière, dans les îles, au bord de la levée, au fond des lointains, on ne voit que peupliers. Il y a pour mon esprit je ne sais quel rapport intime, je ne sais quel ineffable ressemblance entre un paysage composé de peupliers et une tragédie écrite en vers alexandrins. Le peuplier est, comme l'alexandrin, une des formes classiques de l'ennui.
Il pleuvait, j'avais passé une nuit sans sommeil, je ne sais si cela m'a mis de mauvaise humeur, mais tout sur la Loire m'a paru froid, triste, méthodique, monotone, compassé et solennel. On rencontre de temps en temps des convois de cinq ou six embarcations qui remontent ou descendent le fleuve. Chaque bateau n'a qu'un mât et une voile carrée. Celui qui a la plus grande voile précède les autres et les traîne, et le convoi est disposé de façon que les voiles vont diminuant de grandeur d'un bateau à l'autre du premier au dernier, avec une sorte de décroissance symétrique que n'interrompt aucune saillie, que ne dérange aucun caprice. On se rappelle involontairement la caricature de la famille anglaise, et l'on croirait voir voguer à pleines voiles une gamme chromatique. Je n'ai vu cela que sur la Loire ; et je préfère, je l'avoue, ces sloops et ces chasse-marée normands, de toutes formes et de toutes grandeurs, qui volent comme des oiseaux de proie, et qui mêlent leurs voiles jaunes et rouges dans la bourrasque, la pluie et le soleil, entre Quillebœuf et Tancarville.
Les espagnols appellent le Manzanarès le vicomte des fleuves ; je propose d'appeler la Loire la douairière des rivières.
La Loire n'a pas, comme la Seine et le Rhin, une foule de jolies villes et de beaux villages bâtis au bord même du fleuve et mirant leurs pignons, leurs clochers et leurs devantures dans l'eau. La Loire traverse cette grande alluvion du déluge qu'on appelle la Sologne; elle en rapporte des sables que son flot charrie et qui obstruent souvent et encombrent son lit, de là, dans ces plaines basses, des crues et des inondations fréquentes qui refoulent au loin les villages. Sur la rive droite, ils s'abritent derrière la levée ; mais là ils sont à peu près perdus pour le regard; le passant ne les voit pas.
Pourtant la Loire a ses beautés. Mme de Staël, exilée par Napoléon à cinquante lieues de Paris, apprit qu'il y avait sur les bords de la Loire, exactement à cinquante lieues de Paris, un château appelé, je crois, Chaumont. Ce fut là qu'elle se rendit, ne voulant pas aggraver son exil d'un quart de lieue. Je ne la plains pas. Chaumont est une noble et seigneuriale demeure. Le château, qui doit être du seizième siècle, est d'un beau style ; les tours ont de la masse. Le village, au bas de la colline couverte d'arbres, présente précisément un aspect peut-être unique sur la Loire, I'aspect d'un village du Rhin, une longue façade développée au bord de l'eau. Amboise est une gaie et jolie ville, couronnée d'un magnifique édifice. A une demi-lieue de Tours, vis-à-vis de ces trois précieuses arches de l'ancien pont qui disparaîtront un de ces jours dans quelque embellissement municipal, c'est une belle et grande chose que la ruine de l'abbaye de Marmoutier. Il y a particulièrement, à quelques pas de la route, une construction du quinzième siècle la plus originale que j'ai vue, maison par sa dimension forteresse par ses machicoulis, hôtel-de-ville par son beffroi, église par son portail-ogive. Cette construction résume et rend pour ainsi dire visible à l'œil l'espèce d'autorité hybride et complexe qui dans les temps féodaux s'attachait aux abbayes en général et en particulier à l'abbaye de Marrnoutiers.
Mais ce que la Loire a de plus pittoresque et de plus grandiose, c'est cette immense muraille calcaire, mêlée de grès, de pierre meulière et d'argile à potier, qui borde et encaisse sa rive droite, et qui se développe au regard de Blois à Tours avec une variété et une gaîté inexprimables, tantôt roche sauvage, tantôt jardin anglais, couverte d'arbres et de fleurs, couronnée de ceps qui mûrissent et de cheminées qui fument, trouée comme une éponge, habitée comme une fourmilière. Il y a là des cavernes profondes où se cachaient jadis les faux-monnoyeurs qui contrefaisaient l'E de la monnaie de Tours et inondaient la province de faux sous tournois. Aujourd'hui les rudes embrasures de ces antres sont fermées par de jolis châssis coquettement ajustés dans la roche, et de temps en temps on aperçoit à travers la vitre le ~gracieux profil d'une jeune fille bizarrement coiffée, occupée à mettre en boîte l'anis l'angélique et le coriandre. Les confiseurs ont remplacé les faux monnayeurs. Et puisque j'en suis à ce que la Loire a de charmant, je remercie le hasard de m'avoir naturellement amené à vous parler des belles filles qui travaillent et qui chantent au milieu de cette nature.
la terra molle, e lieta, e dilettosa
simili a se gli habitatori produce.

Au rebours de la Loire, on n'a pas assez vanté Bordeaux, ou du moins on l'a mal vanté. On loue Bordeaux comme on loue la rue de Rivoli : régularité, symétrie, grandes façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres, &c, ce qui pour l'homme de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à voir. Or, pour Bordeaux, rien n'est moins exact. Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être unique. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux. J'excepte pourtant du mélange, car il faut être juste, les deux plus grandes beautés de Versailles et d'Anvers, le château de l'une et la cathédrale de l'autre. Il y a deux Bordeaux, le nouveau et l'ancien. Tout dans le Bordeaux moderne respire la grandeur comme à Versailles ; tout dans le vieux Bordeaux raconte l'histoire comme à Anvers. Ces fontaines, ces colonnes rostrales, ces vastes allées si bien plantées, cette place Royale qui est tout simplement la moitié de la place Vendôme posée au bord de l'eau, ce pont d'un demi-quart de lieue, ce quai superbe, ces larges rues, ce théâtre énorme et monumental, voilà des choses que n'efface aucune des splendeurs de Versailles, et qui dans Versailles même entoureraient dignement le grand château qui a logé le grand siècle. Ces carrefours inextricables, ces labyrinthes de passages et de bâtisses cette rue des Loups qui rappellent le temps où les loups venaient dévorer les enfants dans l'intérieur de la ville, ces maisons-forteresses jadis hantées par les démons d'une façon si incommode qu'un arrêt du Parlement déclara en IS96 qu'il suffisait qu'un logis fut fréquenté par le diable pour que le bail en fut résilié de plein droit, ces façades couleur amadou sculptées par le fin ciseau de la Renaissance, ces portails et ces escaliers ornés de balustres et de piliers torses peints en bleu à la mode flamande, cette charmante et délicate porte de Caillau bâtie en mémoire de la bataille de Fornoue, cette autre belle porte de l'Hôtel-de-ville qui laisse voir son beffroi si fièrement suspendu sous une arcade à jour, ces tronçons informes du lugubre fort du Hâ, ces vieilles églises, St André avec ses deux flèches, St Seurin dont les chanoines gourmands vendirent la ville de Langon pour douze lamproies par an, Ste Croix qui a été brûlée par les normands[,] St Michel qui a été brûlée par le tonnerre, tout cet amas de vieux porches, de vieux pignons et de vieux toits, ces souvenirs qui sont des monuments, ces édifices qui sont des dates, seraient dignes, certes, de se mirer dans l'Escaut comme ils se mirent dans la Gironde, et de se grouper parmi les masures flamandes les plus fantasques autour de la cathédrale d'Anvers.
Ajoutez à cela, mon ami, la magnifique Gironde encombrée de navires, un doux horizon de collines vertes, un beau ciel, un chaud soleil, et vous aimerez Bordeaux, même vous qui ne buvez que de l'eau et qui ne regardez pas les jolies filles. Elles sont charmantes ici avec leurs madras orange et rouge comme celles de Marseille avec leurs bas jaunes. C'est un instinct des femmes dans tous les pays d'ajouter la coquetterie à la nature. La nature leur donne la chevelure, cela ne leur suffit pas, elles y ajoutent la coiffure ; la nature leur donne le cou blanc et souple ; c'est peu de chose, elles y attachent le collier ; la nature leur donne le pied fin et petit; ce n'est point assez, elles le rehaussent par la chaussure. Dieu les a faites belles, cela ne leur suffit pas, elles s¢ font jolies. Et au fond de la coquetterie, il y a une pensée, un instinct, si vous voulez, qui remonte jusqu'à notre mère Eve. Permettez-moi un blasphème qui, j'en ai bien peur, contient une vérité, c'est Dieu qui fait la femme belle, c'est le démon qui la fait jolie.
Ah ça, mais il me semble que je prêche. Cela ne me va guère, car j'aime la femme, même avec ce que le diable y ajoute.
Revenons, s'il vous plaît, à Bordeaux.
La double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c'est le temps et le hasard qui l'ont faite ; il ne faut point que les hommes la gâtent. Or on ne peut se dissimuler que la manie des rues " bien percées ", comme on dit, et des constructions " de bon goût " gagne chaque jour du terrain et va effaçant du sol peu à peu la vieille cité historique. En d'autres termes, le Bordeaux-Versailles tend à dévorer le Bordeaux Anvers. Que les Bordelais y prennent garde, Anvers, à tout prendre, est plus intéressant pour l'art, l'histoire et la pensée que Versailles. Versailles ne représente qu'un homme et un règne ; Anvers représente tout un peuple, et plusieurs siècles. Maintenez donc l'équilibre entre les deux cités ; mettez le holà entre Anvers et Versailles ; embellissez la ville nouvelle, conservez la ville ancienne. Vous avez eu une histoire, vous avez été une nation, souvenez-vous-en, soyez-en fiers. Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que le goût des démolitions. Qui démolit sa maison, démolit sa famille, qui démolit sa ville, démolit sa patrie ; qui détruit sa demeure, détruit son nom. C'est le vieil honneur qui est dans ces vieilles pierres. Toutes ces masures dédaignées sont des masures illustres ; elles parlent, elles ont une voix ; elles attestent ce que vos pères ont fait. L'amphithéâtre de Galien dit : j'ai vu proclamer empereur Tetricus, gouverneur des Gaules; j'ai vu naître Ausone, qui a été poëte et consul romain ; j'ai vu St Martin présider le premier concile; j'ai vu passer Abdérame ; j'ai vu passer le Prince Noir. Sainte-Croix dit : j'ai vu Louis le jeune épouser Éléonore de Guyenne, Gaston de Foix épouser Madeleine de France, Louis XIII épouser Anne d'Autriche. Le Peyberland dit : j'ai vu Charles VII et Catherine de Médicis. Le beffroi de ville dit : c'est sous ma voûte qu'ont siégé Michel Montaigne qui fut maire, et Montesquieu qui fut président. La vieille muraille dit : c'est par ma brèche qu'est entré le connétable de Montmorency. Est-ce que tout cela ne vaut pas une rue tirée au cordeau ? Tout cela, c'est le passé ; le passé, chose grande, vénérable et féconde. Je l'ai dit ailleurs, respectons les édifices et les livres ; là seulement le passé est vivant ; partout ailleurs il est mort. Or, le passé est une partie de nous-mêmes, la plus essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte, toute la sève qui nous vivifie nous vient du passé. Qu'est-ce qu'un arbre sans sa racine ? Qu'est-ce qu'un fleuve sans sa source ? Qu'est-ce qu'un peuple sans son passé ?
M. de Tourny, I'intendant de 1743, qui a commencé la destruction du vieux Bordeaux et la construction du nouveau, a-t-il été utile ou funeste à la ville ? C'est une question que je n'examine pas. On lui a élevé une statue, il y a la rue Tourny, le quai Tourny, le cours Tourny, c'est fort bien. Mais en admettant qu'il ait si grandement servi la cité, est-ce une raison pour que Bordeaux se présente au monde comme n'ayant jamais eu que M. de Tourny ?
Quoi ! Auguste vous avait bâti le temple de Tutelle ; vous l'avez jeté bas. Galien vous avait édifié l'amphithéâtre; vous l'avez démantelé. Clovis vous avait donné le palais de l'Ombrière ; vous l'avez ruiné, Les ducs d'Aquitaine vous avaient fait une enceinte de tours ; vous l'avez renversée. Les rois d'Angleterre vous avaient construit une grande muraille du fossé des Tanneurs au fossé des Salinières ; vous l'avez arrachée de terre. Charles VII vous avait bâti le Château Trompette; vous l'avez démoli. Vous déchirez l'une après l'autre toutes les pages de votre vieux livre, pour ne garder que la dernière. Vous chassez de votre ville et vous effacez de votre histoire Charles VII, les rois d'Angleterre, les ducs de Guienne, Clovis, Galien et Auguste, et vous dressez une statue à M. de Tourny ! C'est renverser quelque chose de bien grand pour élever quelque chose de bien petit.

21 juillet.
Le pont de Bordeaux est la coquetterie de la ville. Il y a toujours sur le pont quatre hommes occupés à rejointoyer le pavé et à fourbir le trottoir. En revanche, les églises sont fort tristement délabrées. Pourtant n'est-il pas vrai que tout dans une église mérite religion, jusqu'aux pierres ? C'est ce qu'oublient volontiers les prêtres, qui sont les premiers démolisseurs. Les deux principales églises de Bordeaux, Saint André et St Michel, ont au lieu de clochers des campanilles isolées de l'édifice principal comme à Venise et à Pise. La campanille de St André, qui est la cathédrale, est une assez belle tour dont la forme rappelle la tour de beurre de Rouen et qu'on nomme le Peyberland du nom de l'archevêque Pierre Berland, lequel vivait en 1430. La cathédrale a en outre les deux flèches hardies et percées à jour dont je vous ai déjà parlé. L'église, commencée au onzième siècle, comme l'attestent les piliers romans de la nef a été laissée là pendant trois siècles, pour être reprise sous Charles VII et terminée sous Charles VIII. La ravissante époque de Louis XII y a mis la dernière main et a construit, à l'extrémité opposée l'abside, un porche exquis qui supporte les orgues. Les deux grands bas-reliefs appliqués à la muraille sous ce porche sont deux tableaux de pierre du plus beau style, et on pourrait presque dire, tant le modelé en est puissant, de la plus magnifique couleur. Dans le tableau de gauche, l'aigle et le lion adorent le Christ avec un regard profond et intelligent, comme il convient que les génies adorent Dieu.
Le portail, quoique simplement latéral, est d'une grande beauté ; mais j'ai hâte de vous parler d'un vieux cloître en ruine qui accoste la cathédrale au midi et où je suis entré par hasard. Rien n'est plus triste et plus charmant, plus imposant et plus abject. Figurez-vous cela. De sombres galeries percées d'ogives à fenestrages flamboyants ; un treillis de bois sur ces ogives, le cloître transformé en hangard, toutes les dalles dépavées, la poussière et les toiles d'araignées partout, des latrines dans une cour voisine, des lampadaires de cuivre rouillé, des croix noires, des sabliers d'argent, toute la défroque des corbillards et des croque-morts dans les coins obscurs, et sous ces faux cénotaphes de bois et de toile peinte de vrais tombeaux qu'on entrevoit avec leurs sévères statues trop bien couchées pour qu'elles puissent se relever et trop bien endormies pour qu'elles puissent se réveiller. N'est-ce pas scandaleux ? Ne faut-il pas accuser le prêtre de la dégradation de l'église et de la profanation des tombeaux ? Quant à moi, si j'avais à tracer aux prêtres leur devoir, je le ferais en deux mots : pitié pour les vivants, piétié pour les morts.
Au milieu, entre les quatre galeries du cloître, les débris et les décombres obstruent un petit coin, jadis cimetière, où les hautes herbes, le jasmin sauvage, les ronces et les broussailles croissent, et se mêlent, on pourrait presque dire, avec une joie inexprimable. C'est la végétation qui saisit l'édifice ; c'est l'œuvre de Dieu qui l'emporte sur l'œuvre de l'homme. Pourtant cette joie n'a rien de méchant ni d'amer. C'est l'innocente et royale gaîté de la nature. Rien de plus. Au milieu des ruines et des herbes mille fleurs s'épanouissent. Douces et charmantes fleurs ! Je sentais leurs parfums venir jusqu'à moi, je voyais s'agiter leurs jolies têtes blanches, jaunes et bleues, et il me semble qu'elles s'efforçaient toutes à qui mieux mieux de consoler ces pauvres pierres abandonnées.
D'ailleurs, c'est la destinée. Les moines s'en vont avant les prêtres, et les cloîtres s'écroulent avant les églises.
De St André je suis allé à St Michel… - Mais on m'appelle. La voiture de Bayonne va partir, je vous dirai la prochaine fois ce qui m'est arrivé dans cette visite à St Michel.


Bayonne. 23 juillet.
Il faut être un voyageur endurci et coriace pour se trouver à l'aise sur l'impériale de la diligence Dotézac, laquelle va de Bordeaux à Bayonne. Je n'avais de ma vie rencontré une banquette rembourrée avec cette férocité. Ce divan pourra du reste rendre service à la littérature et fournir une métaphore nouvelle à ceux qui en ont besoin. On renoncera aux antiques comparaisons classiques qui exprimaient depuis trois mille ans la dureté d'un objet : on laissera reposer l'acier, le bronze, le cœur des tyrans. Au lieu de dire:
Le Caucase en courroux
Cruel, t'a fait le cœur plus dur que ses cailloux !
les poëtes diront: plus dur que la banquette de la diligence-Dotézac.
On n'escalade pourtant pas cette position élevée et rude sans quelque difficulté. Il faut d'abord payer quatorze francs, cela va sans dire ; et puis il faut donner son nom au conducteur. J'ai donc donné mon nom. Quand on m'interroge touchant mon nom dans les bureaux de diligences, j'en ôte volontiers la première syllabe, et je réponds M. Go, laissant l'orthographe à la fantaisie du questionneur. Lorsqu'on me demande comment la chose s'écrit, je réponds : je ne sais pas. Cela contente en général l'écrivain du registre, il saisit la syllabe que je lui livre, et il brode ce simple thème avec plus ou moins d'imagination, selon qu'il est ou n'est pas homme de goût. Cette façon de faire m'a valu, dans mes diverses promenades, la satisfaction de voir mon nom écrit des manières variées que voici :

M. Go.
M. Got.
M. Gaut.
M. Gault.
M. Gaud.
M. Gauld.
M. Gaulx.
M. Gaux.
M. Gau.
Aucun de ces rédacteurs n'a encore eu l'idée d'écrire M. Goth. Je n'ai jusqu'à présent constaté cette nuance que dans les satires de M. Viennet et les feuilletons du Constitutionnel. L'écrivain du bureau-Dotézac a d'abord écrit M. Gau, puis il a hésité un instant, a regardé le mot qu'il venait de tracer, et le trouvant sans doute un peu nu, y a ajouté un x. C'est donc sous ce nom, M. Gaux, que je suis monté sur la redoutable sellette où MM. Dotézac frères promènent leurs patients pendant cinquante cinq lieues.


J'ai déjà observé que les bossus aiment l'impériale des voitures. Je ne veux pas approfondir ces harmonies, mais le fait est que sur l'impériale de la diligence de Meaux j'en avais rencontré un, et que sur l'impériale de la diligence de Bayonne j'en ai trouvé deux. Ils voyageaient ensemble, et ce qui rendait l'accouplement curieux, c'est que l'un était bossu par derrière et l'autre par devant. Le premier paraissait exercer je ne sais quel ascendant sur le second, qui avait son gilet entrouvert et débraillé, et au moment où j'arrivai, il lui dit avec autorité : Mon cher, boutonnez votre difformité.
Le conducteur de la voiture regardait les deux bossus d'un air humilié. Ce brave homme ressemblait parfaitement à M. de Rambuteau. En le contemplant, je me disais qu'il suffirait peut-être de le raser pour en faire un préfet de la Seine, et qu'il suffirait aussi que M. de Rambuteau ne se rasât plus pour faire un excellent conducteur de diligences. L'assimilation, comme on dit aujourd'hui dans la langue politique, n'a du reste rien de fâcheux ni de blessant. Une diligence, c'est bien plus qu'une préfecture, c'est l'image parfaite d'une nation avec sa constitution et son gouvernement. La diligence a trois compartiments comme l'état. L'aristocratie est dans le coupé ; la bourgeoisie est dans l'intérieur ; le peuple est dans la rotonde. Sur l'impériale, au dessus de tous, sont les rêveurs, les artistes, les gens déclassés. Le roi, c'est le conducteur, qu'on traite volontiers de tyran ; le ministère, c'est le postillon qu'on change à chaque relais. Quand la voiture est trop chargée de bagages, c'est-à-dire quand la société met les intérêts par dessus tout, elle court risque de verser.
Puisque nous sommes en train de rajeunir les métaphores antiques, je conseille aux dignes lettrés qui embourbent si souvent dans leur style le char de l'état de dire désormais la diligence de l'état. Ce sera moins noble, mais plus exact.
Du reste la route était fort belle et l'on allait grand train. Cela tient à une lutte qu'il y a en ce moment entre la diligence-Dotézac et une autre voiture que les postillons-Dotézac appellent dédaigneusement la concurrence sans la désigner autrement. Cette voiture m'a paru bonne. Elle est neuve, coquette et jolie. De temps en temps elle nous passait, et alors elle trottait une heure ou deux devant nous à vingt pas, jusqu'à ce que nous lui rendissions la pareille. C'était fort désagréable. Dans les anciens combats classiques, on faisait " mordre la poussière " à son ennemi ; dans ceux-ci, on se contente de la lui faire avaler.
Les Landes, de Bazas à Mont-de-Marsan, ne sont autre chose qu'une interminable forêt de pins, semée çà et là de grands chênes, et coupée d'immenses clairières que couvrent à perte de vue les landes vertes, les genêts jaunes et les bruyères violettes. La présence de l'homme se révèle dans les parties les plus désertes de cette forêt par de longues lanières d'écorces enlevées au tronc des pins pour l'écoulement de la résine.
Point de villages ; mais d'intervalles en intervalles deux ou trois maisons à grands toits, couvertes de tuiles creuses à la mode d'Espagne, et abritées sous des bouquets de chênes et de chataigniers. Parfois le pays devient plus âpre, les pins se perdent à l'horizon, tout est bruyère ou sable ; quelques chaumières basses enfouies sous une sorte de fourrure de fougères sèches appliquées au mur, apparaissent çà et là, puis on ne les voit plus, et l'on ne rencontre plus rien au bord de la route que la hutte de terre d'un cantonnier, et par instants un large cercle de gazon brûlé et de cendre noire indiquant la place d'un feu nocturne. Toutes sortes de troupeaux paissent dans ces bruyères, troupeaux d'oies et de porcs conduits par des enfants, troupeaux de moutons noirs et roux conduits par des femmes, troupeaux de bœufs à grandes cornes conduits par des hommes à cheval. Tel troupeau, tel berger.
Sans m'en apercevoir, en croyant ne peindre qu'un désert, je viens d'écrire une maxime d'état. Et à ce propos, croirez-vous qu'au moment où je traversais les Landes, tout y parlait politique ? Cela ne va guère à un pareil paysage, n'est-ce pas ? Un souffle de révolution semblait agiter ces vieux pins.
C'est l'instant précis où Espartero s'écroulait en Espagne. On ne savait encore rien, et l'on pressentait tout. Les postillons, en montant sur leur siège, disaient au conducteur : Il est à Cadix. - Non, il s'est embarqué - Oui pour l'Angleterre. - Non, pour la France. - Il ne veut ni de la France ni de l'Angleterre. II va dans une colonie espagnole. - Bah !
" Les deux bossus mêlaient leur politique à la politique du postillon, et le bossu par devant disait avec grâce: - Espartero a pris Lafuite et Caillard. A mesure que nous approchions de Mont-de-Marsan, les routes se couvraient d'espagnols, à pied, à cheval, en voiture, voyageant par bandes ou isolément. Sur une charrette chargée d'hommes en guenilles, j'ai vu une jeune paysanne vêtue d'une mode gracieuse, et qui avait sur sa jolie tête grave et douce le chapeau le plus exquis qu'on put voir ; quelque chose de noir bordé de quelque chose de rouge, c'était charmant. Qu'est-ce que c'est donc qu'une politique qui a des coups de vent capables de chasser de son pays une pauvre jolie fille si bien coiffée ? Pendant que de nouveaux réfugiés arrivent, les anciens réfugiés s'en vont. Dans deux berlines de poste qui galopaient en sens inverse et qui avaient dû se croiser, j'ai rencontré madame la duchesse de Gor qui s'en allait vers Madrid et madame la duchesse de San Fernando qui s'en allait vers Paris. Deux diligences pleines d'espagnols se sont rencontrées à moitié chemin entre Captieux et les Traverses, et suivant une habitude des postillons en pareil cas, ont échangé leurs attelages. Les mêmes chevaux qui venaient de ramener vers la patrie les proscrits d'hier ont remmené vers l'exil les proscrits d'aujourd'hui. Du reste, quelle que fût la nouvelle révolution qui venait de s'accomplir si près de nous, elle ne troublait qu'à la surface cette nature sévère et tranquille. Ce vent qui déplace les puissances et qui remue les trônes ne faisait pas tomber plus vite de l'arbre la pomme de pin qui tremble au bout de la branche. Les chariots attelés de bœufs passaient avec leur gravité antique à travers ces chaises de poste en fuite et ces diligences effarées. Rien de plus étrange, pour le dire en passant, que ces attelages de bœufs. Le chariot est en bois, à quatre roues égales, ce qui indique qu'il ne tourne jamais sur lui-même et va toujours droit devant lui. Les bœufs sont entièrement couverts d'une grande toile blanche qui traîne à terre ; ils ont entre les cornes une sorte de perruque faite d'une peau de mouton, et sur le muffle un filet blanc à franges qui parodie à merveille une barbe. Quelques branches de chêne roulées autour de leur tête complètent l'accoutrement. Les bœufs, ainsi accommodés, ont un faux air de grands-prêtres de tragédie ; ils ressemblent, à s'y méprendre, aux comparses de théâtre français déguisés en flamines et en druides. A Bazas, comme nous avions mis pied à terre, un de ces bœufs passa auprès de moi d'une allure si majestueuse et si pontificale que je fus tenté de lui dire:
Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuplé pense.

Je crois même le lui avoir dit. Je dois ajouter, pour être exact, qu'il ne m'a mugi aucune réplique.
Au delà de Roquefort, les Landes sont égayées par des tuileries qu'on rencontre de temps à autre ; les unes abandonnées et fort anciennes, remontant jusqu'à Louis XIII, ce qu'atteste le maître claveau de leurs archivoltes ; les autres en plein travail et en plein rapport, et fumant de toutes parts comme un fagot de bois vert sur un grand feu.
Il y a trente ans, étant tout enfant, j'ai voyagé dans ce pays. Je me rappelle que les voitures marchaient au pas, les roues ayant du sable jusqu'au moyeu. Il n'y avait pas de voie tracée. De temps en temps on trouvait un bout de chemin formé de troncs de pins juxtaposés et noués ensemble comme le tablier des ponts rustiques. Aujourd'hui ces sables sont traversés de Bordeaux à Bayonne par une large chaussée, bordée de peupliers, qui a presque la beauté d'un empierrement romain. Dans un temps donné cette chaussée, effort d'industrie et de persévérance, descendra au niveau des sables, puis disparaîtra. Le sol tend à s'enfoncer sous elle et à l'engloutir comme il a englouti la voie militaire faite par Brutus qui allait du Cap-Breton, Caput Bruti, à Boïos aujourd'hui Buch, et l'autre voie, ouvrage de César, qui traversait Gamarde, Saint-Géours et St Michel de Jouarare. Je note en passant que ces deux mots, Jovis ara, ara Jovis, ont engendré bien des noms de villes, lesquels, bien qu'ayant la même origine, ne se ressemblent guères aujourd'hui, depuis Jouarre en Champagne et Jouarare dans les Landes jusqu'à Aranjuez en Espagne.
De Rochefort à Tartas, les pins font place à une foule d'autres arbres. Une végétation variée et puissante s'empare des plaines et des collines, et la route court à travers un jardin ravissant. On passe à chaque instant sur de vieux ponts à arches ogives de charmantes rivières, d'abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée comme le nom l'indique de la Douze et du Midou, puis l'Adour. La syllabe dour ou dou qui se retrouve dans tous ces noms vient évidemment du mot celte tur qui signifie cours d'eau. Toutes ces rivières sont profondément encaissées limpides, vertes, gaies. Les jeunes filles battent le linge au bord de l'eau, les chardonnerets chantent dans les buissons, une vie heureuse respire dans cette douce nature. Cependant, par moments, entre deux branches d'arbres que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin à l'horizon les bruyères et les piñadas voilées par les rougeurs du couchant, et l'on se souvient qu'on est dans les Landes. On songe qu'au delà de ce riant jardin, semé de toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas, coupé de toutes ces fraîches rivières, I'Adour, la Douze, le Midou, à quelques heures de marche, est la forêt, puis au delà de la forêt, la bruyère, la lande, le désert, sombre solitude où la cigale chante, où l'oiseau se tait, où toute habitation humaine disparaît, et que traversent silencieusement à de longs intervalles des caravanes de grands bœufs vêtus de linceuls blancs, on se dit qu'au delà de ces solitudes de sable sont les étangs, solitudes d'eau, Sanguinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse, avec leur fauve population de loups, de putois, de sangliers et d'écureuils, avec leur végétation inextricable, surier, laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge, houx énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt pieds de haut, avec leurs forêts vierges où l'on ne peut s'aventurer sans une hache et une boussole ; on se représente au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne mystérieux dont le branchage hideux secoue sur toute la contrée les superstitions et les terreurs. On pense qu'au delà des étangs il y a les dunes, montagnes de sable qui marchent, qui chassent les étangs devant elles, qui engloutissent les piñadas, les villages, et les clochers, et dont les ouragans changent la forme ; et l'on se dit qu'au delà des dunes il y a l'océan. Les dunes dévorent les étangs ; I'océan dévore les dunes. Ainsi, les landes, les étangs, les dunes, la mer, voilà les quatre zones que la pensée traverse. On se les figure l'une après l'autre, toutes plus farouches les unes que les autres. On voit les vautours voler au dessus des landes, les grues au dessus des lagunes, et les goëlands au dessus de la mer. On regarde ramper sur les dunes les tortues et les serpents. Le spectre d'une nature morne vous apparaît. La rêverie emplit l'esprit. Des paysages inconnus et fantastiques tremblent et miroitent devant vos yeux. Des hommes appuyés sur un long bâton et montés sur des échasses passent dans les brumes de l'horizon sur la crête des collines comme de grandes araignées ; on croit voir se dresser dans les ondulations des dunes les pyramides énigmatiques de Mimizan, et l'on prête l'oreille comme si l'on entendait le chant sauvage et doux des paysannes de Parentis, et l'on regarde au loin comme si l'on voyait marcher pieds nus dans les vagues les belles filles de Biscarosse coiffées d'immortelles de mer.
Car la pensée a ses mirages. Les voyages que la diligence-Dotézac ne fait pas, l'imagination les fait.
Cependant on atteint Tartas, l'ancien chef-lieu des Tarusates, qui est une jolie ville sur la Midouze. C'était au moyen-âge une des quatre sénéchaussées du duché d'Albret. Les trois autres étaient Nérac Castel-Moron et Castel-Jaloux. En passant, j'ai salué à gauche de la route un pan encore debout de la vénérable muraille qui résista en 1440 au redoutable captal de Buch et donna à Charles VII le temps d'arriver. Les gens de Tartas font des auberges et des guinguettes avec ce mur qui leur a fait une patrie.
Comme nous sortions de Tartas, un lièvre énorme sortit d'un taillis voisin et traversa la chaussée, puis s'arrêta à une portée de pistolet dans une prairie et regarda la diligence. Cette bravoure des lièvres dans ce pays tient sans doute à ce qu'ils savent que ce sont eux qui ont donné leur nom à la maison d'Albret. La fierté les a pris, et ils se comportent, le cas échéant, en lièvres gentilshommes.
Cependant la nuit tombait. Le soir qui a fourni à Virgile tant de beaux vers, tous pareils par l'idée, tous différents par la forme, versait l'ombre sur le paysage et le sommeil sur les paupières des voyageurs. A mesure que les ténèbres s'épaississaient et estompaient les informes silhouettes de l'horizon, il me semblait - était-ce une illusion de la nuit ? - que le pays devenait plus sauvage et plus rude, que les piñadas et les clairières reparaissaient, et que nous faisions en réalité, dans une obscurité profonde, ce voyage des Landes que j'avais fait en imagination quelques heures auparavant. Le ciel était étoilé ; la terre n'offrait à l'œil qu'une espèce de plaine ténébreuse où vacillaient çà et là je ne sais quelles lueurs rougeâtres comme si des feux de pâtres étaient allumés dans les bruyères ; on entendait sans rien voir ni rien distinguer ce tintement fin et grêle des clochettes qui ressemble à un fourmillement harmonieux, puis tout rentrait dans le silence et dans la nuit, la voiture semblait rouler aveuglement dans une solitude obscure, où seulement, de distance en distance, de larges flaques de clarté apparaissant au milieu des arbres noirs révélaient la présence des étangs.
Moi, je me sentais heureux, j'avais traversé plusieurs fois l'odeur des liserons qui me rappelle mon enfance 70, je songeais à tous ceux qui m'aiment, j'oubliais tous ceux qui me haissent, et je regardais dans cette ombre, pour ainsi dire, à regard perdu, laissant se mêler à ma rêverie les figures vagues de la nuit qui passaient confusément devant mes yeux.
Les deux bossus m'avaient quitté à Mont-de-Marsan, j'étais seul sur ma banquette, le froid venait ; je m'enveloppai de mon manteau, et peu à peu je m'endormis. Le sommeil que permet une voiture qui vous emporte au galop est un sommeil clair à travers lequel on sent et l'on entend. A un certain moment le conducteur descendit, la diligence s'arrêta ; la voix du conducteur disait : Messieurs les voyageurs, nous voici au pont de Dax ; puis les portières s'ouvrirent et se refermèrent comme si les voyageurs mettaient pied à terre, puis la voiture s'ébranla et repartit. Quelques moments après le sabot des chevaux résonna comme s'ils marchaient sur du bois ; la diligence, brusquement inclinée en avant, fit un soubresaut violent ; j'ouvris un œil; le postillon, courbé sur ses chevaux, semblait regarder devant lui avec une précaution profonde. J'ouvris les deux yeux ; la lourde voiture, pesamment chargée, trainée par cinq chevaux attelés de chaînes, marchait au pas sur un pont de bois, dans une sorte de voie étroite bornée à gauche par le parapet qui etait fort bas, à droite par un amas de poutres et de charpentes ; au dessous du pont, une rivière assez large coulait à une assez grande profondeur qu'augmentait encore l'incertitude de la nuit; à de certains moments, la diligence penchait; à de certains endroits, le parapet manquait : je me dressai sur mon séant : j'étais seul sur l'impériale, le conducteur n'était pas remonté à sa place ; la voiture marchait toujours ; le postillon toujours courbé sur son attelage que la lanterne du coupé éclairait à peine, grommelait je ne sais quelles exclamations énergiques ; enfin les chevaux gravirent une petite pente, un nouveau soubresaut ébranla la voiture, puis elle s'arrêta. Nous étions sur le pavé. Les voyageurs qui avaient passé le pont à pied avant la voiture, rentrèrent dans les trois compartiments, et tout en ouvrant et refermant les portières, j'entendais le conducteur qui disait : - Diable de pont !Toujours en réparation ! - Quand donc sera-t-il solide ? - La police est bien mal faite à Dax. Les charpentiers laissent leurs outils sur le passage de la voiture pour la verser. - J'ai vu le moment où la diligence était dans la rivière. - On ne peut se figurer le danger qu'il y a. - Vous verrez qu'un de ces jours il arrivera un malheur. - N'est-ce pas, Messieurs les voyageurs, que j'ai bien fait de vous faire descendre ? Cela dit, il remonta, et m'apercevant il poussa un cri : Tiens, monsieur ! Je vous avais oublié !

26 juillet.
Je n'ai pu entrer à Bayonne sans émotion. Bayonne est pour moi un souvenir d'enfance. Je suis venu à Bayonne étant tout petit, ayant sept ou huit ans, vers 1811 ou 1812, à l'époque des grandes guerres. Mon père faisait en Espagne son métier de soldat de l'empereur et tenait en respect deux provinces insurgées par l'Empecinado, Avila, Guadalaxara, et tout le cours du Tage. Ma mère, allant le rejoindre, s'était arrêtée à Bayonne pour attendre un convoi, car alors, pour faire le voyage de Bayonne à Madrid, il fallait être accompagné de trois mille hommes et précédé de quatre pièces de canon. J'écrirai quelque jour ce voyage qui a son intérêt, ne fut-ce que pour préparer des matériaux à l'histoire. Ma mère avait emmené avec elle mes deux frères Abel et Eugène et moi, qui étais le plus jeune des trois. Je me rappelle que le lendemain de notre arrivée à Bayonne une espèce de signor ventru, orné de breloques exagérées, et baragouinant l'italien, se présenta chez ma mère. Cet homme nous fit, à nous enfants qui le regardions entrer à travers une porte vitrée, l'effet d'un charlatan de place. C'était le directeur du théâtre de Bayorme. Il venait prier ma mère de prendre une loge à son théâtre. Ma mère loua une loge pour un mois. C'était à peu près le temps que nous devions rester à Bayonne. Cette loge louée nous fit sauter de joie. Nous enfants, aller au spectacle tous les soirs pendant tout un mois, nous qui n'étions encore entrés dans un théâtre qu'une fois par an, et qui n'avions dans l'esprit d'autre souvenir dramatique que La Comtesse d'Escarbagnas. Le soir même, nous tourmentâmes ma mère, qui nous obéit, comme les mères font toujours, et nous mena au théâtre. Le contrôleur nous installa dans une magnifique loge de face ornée de draperies de calicot rouge à rosaces safran. On jouait Les Ruines de Babylone, fameux mélodrame qui avait en ce temps-là un immense succès par toute la France. C'était magnifique, à Bayonne du moins. Des chevaliers abricot et des arabes vêtus de drap de fer de la tête aux pieds surgissaient à chaque instant, puis s'engloutissaient au milieu d'une prose terrible dans des ruines de carton pleines de chausse-trappes et de pièges à loups. Il y avait le calife Haroun et l'eunuque Giafar. Nous étions dans l'admiration. Le lendemain, le soir venu, nous tourmentâmes encore notre mère qui nous obéit encore. Nous voici au spectacle dans notre loge à rosaces. - Que va-t-on donner ? Nous étions dans l'anxiété. La toile se lève. Giafar paraît. On donnait Les Ruines de Babylone. Cela ne nous fâcha point. Nous étions satisfaits de revoir ce bel ouvrage, qui nous amusa très fort encore cette fois. Le surlendemain, ma mère fut excellente, comme toujours, et nous retournâmes au théâtre. On donnait Les Ruines de Babylone. Nous revîmes la pièce avec plaisir, cependant nous aurions préféré quelque autre ruine. Le quatrième jour, à coup sûr le spectacle devait être changé ; nous y allâmes ; ma mère nous laissait faire et nous accompagnait en souriant. On donnait Les Ruines de Babylone. Cette fois nous dormîmes. Le cinquième jour, nous envoyâmes dès le matin Bertrand, le valet de chambre de ma mère, voir l'affiche. On donnait Les Ruines de Babylone. Nous priâmes ma mère de ne point nous y mener. Le sixième jour, on donnait encore Les Ruines de Babylone. Cela dura ainsi tout le mois. Un beau jour l'affiche changea. Ce jour-là, nous partions.
C'est ce souvenir-là qui m'a fait parler quelque part de ce hasard taquin qui joue avec l'enfant.
Du reste, aux Ruines de Babylone près, je me rappelle avec bonheur ce mois passé à Bayonne. Il y avait au bord de l'eau sous des arbres une belle promenade où nous allions tous les soirs. Nous faisions en passant la moue au théâtre où nous ne mettions plus les pieds et qui nous inspirait une sorte d'ennui mêlé d'horreur. Nous nous asseyions sur un banc, nous regardions les navires, et nous écoutions notre mère nous parler, noble et sainte femme qui n'est plus aujourd'hui qu'une figure dans ma mémoire, mais qui rayonnera jusqu'à mon dernier jour dans mon âme et sur ma vie.
La maison que nous habitions était riante. Je me rappelle ma fenêtre où pendaient de belles grappes de mais mûr. Pendant tout ce long mois, nous n'eûmes pas un moment d'ennui ; j'excepte toujours Les Ruines de Babylone. Un jour nous allâmes voir un vaisseau de ligne mouillé à l'embouchure de l'Adour. Une escadre anglaise lui avait donné la chasse ; après un combat de quelques heures il s'était réfugié là, et les anglais le tenaient bloqué. J'ai encore présent, comme s'il était sous mes yeux ; cet admirable navire qu'on voyait à un quart de lieue de la côte, éclairé d'un beau rayon de soleil, toutes voiles carguées, fièrement appuyé sur la vague, et qui me paraissait avoir je ne sais quelle attitude menaçante, car il sortait de la mitraille et il allait peut-être y rentrer.
Notre maison était adossée aux remparts. C'est là, sur les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la lumière sur l'herbe et les mortiers renversés la gueule contre terre, que nous allions jouer dès le matin. Le soir, Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés autour de notre mère, barbouillant les godets d'une boîte à couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux de la manière la plus féroce les gravures d'un vieil exemplaire des Mille et une nuits. Cet exemplaire m'avait été donné par le général Lahorie, mon parrain mort, quelques mois après l'époque dont je parle, à la plaine de Grenelle.
Eugène et moi, nous achetions aux petits garçons de la ville tous les chardonnerets et tous les verdiers qu'ils nous apportaient. Nous mettions ces pauvres oiseaux dans des cages d'osier. Quand une cage était remplie, nous en achetions une autre. Nous avions ainsi cinq cages pleines. Lorsqu'il fallut partir, nous donnâmes la volée à tous ces jolis oiseaux. Ce fut tout à la fois pour nous une joie et un crève-cœur.
C'était une personne de la ville, une veuve, je crois, qui louait cette maison à ma mère. Cette veuve habitait elle-même un pavillon voisin de notre logis. Elle avait une fille de quatorze ou quinze ans. Ma mémoire après trente années n'a perdu aucun des traits de cette angélique figure. Je la vois encore. Elle était blonde et svelte, et me paraissait grande. C'était un regard doux et voilé, un profil virgilien, comme on rêve Amaryllis ou la Galathée qui s'enfuit vers les saules. Elle avait le cou admirablement attaché et d'une pureté adorable, la main petite, le bras blanc et le coude un peu rouge, ce qui tenait à son âge, détail que le mien ignorait alors. Elle était habituellement coiffée d'un madras thé à bordure verte, étroitement serré du sommet de la tête à la nuque, de façon à laisser le front à découvert et à ne cacher que la moitié de la chevelure. Je ne me rappelle pas la robe qu'elle portait.
Cette belle enfant venait jouer avec nous. Quelquefois Abel et Eugène, mes aînés, plus grands et plus sérieux que moi et " faisant les hommes ", comme disait ma mère, allaient voir l'exercice à feu sur le rempart ou montaient dans leur chambre pour étudier Sobrino et feuilleter Cormon. Alors j'étais seul, je sentais l'ennui venir, que faire ? Elle m'appelait, et me disait : viens, que je te lise quelque chose. Il y avait dans la cour une porte exhaussée de quelques marches et fer née d'un gros verrou rouillé que je vois encore, un verrou rond, à poignée en queue de porc, comme on en trouve parfois dans les vieilles caves. C'était sur ces marches qu'elle allait s'asseoir. Je me tenais debout derrière elle le dos appuyé à la porte. Elle me lisait je ne sais plus quel livre ouvert sur ses genoux. Nous avions au dessus de nos têtes un ciel éclatant et un beau soleil qui pénétrait de lumière les tilleuls et changeait les feuilles vertes en feuilles d'or. Un vent tiède passait à travers les fentes de la vieille porte et nous caressait le visage. Elle était courbée sur son livre et lisait à voix haute. Pendant qu'elle lisait, je n'écoutais pas le sens de ses paroles, j'écoutais le son de sa voix. Par moments mes yeux se baissaient ; mon regard rencontrait son fichu entr'ouvert au dessous de moi, et je voyais avec un trouble mêlé d'une fascination étrange sa gorge ronde et blanche qui s'élevait et s'abaissait doucement dans l'ombre, vaguement dorée d'un chaud reflet du soleil. Il arrivait parfois dans ces moments-là qu'elle levait tout à coup ses grands yeux bleus, et elle me disait : eh bien, Victor ! tu n'écoutes pas ?
J'étais tout interdit, je rougissais et je tremblais, et je faisais semblant de jouer avec le gros verrou.
Je ne l'embrassais jamais de moi-même ; c'était elle qui m'appelait et me disait : embrasse-moi donc. Le jour où nous partîmes, j'eus deux grands chagrins : la quitter et lâcher mes oiseaux.
Qu'était-ce que cela, mon ami ? Qu'est-ce que j'éprouvais, moi si petit, près de cette grande belle fille innocente ? Je l'ignorais alors. J'y ai souvent songé depuis. Bayonne est restée dans ma mémoire comme un lieu vermeil et souriant. C'est là qu'est le plus ancien souvenir de mon cœur. O époque naïve, et pourtant déjà doucement agitée ! C'est là que j'ai vu poindre dans le coin le plus obscur de mon âme cette première lueur inexprimable, aube divine de l'amour.
Ne trouvez-vous pas, ami, qu'un pareil souvenir est un lien, et un lien que rien ne peut détruire !
Chose étrange que deux êtres puissent être liés de cette chaîne pour toute la vie, et ne pas se manquer pourtant, et ne pas se chercher, et être étrangers l'un à l'autre, et ne pas même se connaître ! La chaîne qui m'attache à cette douce enfant ne s'est pas rompue, mais le fil s'est brisé. A peine arrivé à Bayonne, j'ai fait le tour de la ville par les remparts, cherchant la maison, cherchant la porte, cherchant le verrou, je n'ai rien retrouvé, ou du moins rien reconnu. Où est-elle ? Que fait-elle ? Est-elle morte ? Vit-elle encore ? Si elle vit, elle est mariée sans doute, elle a des enfants. Elle est veuve peut-être, et vieillit à son tour. Comment se peut-il que la beauté s'en aille et la femme reste ? Est-ce que la femme d'à présent est bien le même être que la jeune fille d'autrefois ? Peut-être viens-je de la rencontrer ? Peut-être est-elle la femme quelconque à laquelle j'ai demandé mon chemin tout à l'heure, et qui m'a regardé m'éloigner comme un étranger ? Qu'il y a une amère tristesse dans tout ceci [ ?] Nous ne sommes donc que des ombres. Nous passons les uns auprès des autres, et nous nous effaçons comme des fumées dans le ciel profond et bleu de l'éternité. Les hommes sont dans l'espace ce que les heures sont dans le temps. Quand ils ont sonné, ils s'évanouissent. Où va notre jeunesse ? Où va notre enfance, hélas ! Où est la belle jeune fille de 1812 ? Où est l'enfant que j'étais alors ? Nous nous touchions dans ce temps-là, et maintenant nous nous touchons encore peut-être, et il y a un abîme entre nous. La mémoire, ce pont du passé, est brisée entre elle et moi. Elle ne connaîtrait pas mon visage, et je ne reconnaîtrais pas le son de sa voix. Elle ne sait plus mon nom, et je ne sais pas le sien.

27 juillet.
J'ai peu de chose à vous dire de Bayonne. La ville est on ne peut plus gracieusement située au milieu des collines vertes, sur le confluent de la Nive et de l'Adour, qui fait là une petite Gironde. Mais de cette jolie ville et de ce beau lieu il a fallu faire une citadelle. Malheur aux paysages qu'on juge à propos de fortifier ! Je l'ai déjà dit une fois, et je ne puis m'empêcher de le redire, le triste ravin qu'un fossé en zig-zag ! La laide colline qu'une escarpe avec sa contrescarpe ! C'est un chef d'œuvre de Vauban. Soit. Mais il est certain que les chefs d'œuvre de Vauban gâtent les chefs d'œuvre du bon Dieu.
La cathédrale de Bayonne est une assez belle église du quatorzième siècle couleur amadou et toute rongée par le vent de la mer. Je n'ai vu nulle part les meneaux décrire dans l'intérieur des ogives des fenestrages plus riches et plus capricieux. C'est toute la fermeté du quatorzième siècle qui se mêle sans la refroidir à toute la fantaisie du quinzième. Il reste çà et là quelques belles verrières, presque toutes du seizième siècle. A droite de ce qui a été le grand portail j'ai admiré une petite baie dont le dessin se compose de fleurs et de feuilles merveilleusement roulées en rosace. Les portes sont d'un grand caractère ; ce sont de grandes lames noires semées de gros clous rehaussées d'un marteau de fer doré. Il ne reste plus qu'un de ces marteaux, qui est d'un beau travail byzantin. L'église est accostée au sud d'un vaste cloître du même temps, qu'on restaure en ce moment avec assez d'intelligence et qui communiquait jadis avec le chœur par un magnifique portail, aujourd'hui muré et blanchi à la chaux, dont l'ornementation et les statues rappellent par leur grand style Amiens Reims et Chartres. Il y avait dans l'église et dans le cloître beaucoup de tombes, qu'on a arrachées. Quelques sarcophages mutilés adhèrent encore à la muraille. Ils sont vides. Je ne sais quelle poussière hideuse à voir y remplace la poussière humaine. L'araignée file sa toile dans ces sombres logis de la mort.
Je me suis arrêté dans une chapelle où il ne reste plus d'un de ces sépulcres que la place encore reconnaissable aux arrachements de la muraille ; et cependant le mort avait pris ses précautions pour garder sa tombe. Cette sépulture lui appartient, comme le dit encore aujourd'hui une inscription sur marbre noir scellé dans la pierre. " Le 22 avril 1664 ", s'il faut en croire la même inscription que je cite textuellement. " L. Reboul, notaire royal ", et " Messieurs du chapitre " avaient donné à " Pierre de Baraduc, bourgeois et homme d'armes au château vieux de cette ville, titre et possession de cette sépulture pour en jouir lui et les siens ".
Et à ce propos ma visite à St Michel de Bordeaux me revient à la pensée.
Je venais de sortir de l'église qui est du treizième siècle et fort remarquable par les portails surtout, et qui contient une exquise chapelle de la Vierge sculptée, je devrais dire ouvrée, par les admirables figuristes du temps de Louis XII. Je regardais la campanille qui est à côté de l'église et que surmonte un télégraphe. C'était jadis une superbe flèche de trois cents pieds de haut. C'est maintenant une tour de l'aspect le plus étrange et le plus original. Pour qui ignore que la foudre a frappé cette flèche en 1768 et l'a fait crouler dans un incendie qui a dévoré en même temps la charpente de l'église, il y a tout un problème dans cette énorme tour, qui semble à la fois militaire et ecclésiastique, rude comme un donjon et ornée comme un clocher. Il n'y a plus d'abat-vent aux baies supérieures. Plus de cloches, ni de carillons, ni de timbres, ni de marteaux, ni d'horloge. La tour, quoique couronnée encore d'un bloc à huit pans et à huit pignons, est fruste et tronquée à son sommet. On sent qu'elle est décapitée et morte. Le vent et le jour passent à travers ses longues ogives sans fenestrages et sans meneaux comme à travers de grands ossements. Ce n'est plus un clocher ; c'est le squelette d'un clocher.
J'étais donc seul dans la cour, plantée de quelques arbres, où s'élève cette campanille isolée. Cette cour est l'ancien cimetière.
Je contemplais, quoiqu'un peu gêné par le soleil, cette morne et magnifique masure, et je cherchais à lire son histoire dans son architecture et ses malheurs dans ses plaies. Vous savez qu'un édifice m'intéresse presque comme un homme. C'est pour moi en quelque sorte une personne dont je tâche de savoir les aventures. J'étais là fort rêveur, quand tout à coup j'entends dire à quelques pas de moi : monsieur ! Monsieur ! Je regarde, j'écoute. Personne. La cour était déserte. Quelques passereaux jasaient dans les vieux arbres du cimetière. Une voix pourtant m'avait appelé, voix faible, douce et cassée, qui résonnait encore dans mon oreille. Je fais quelques pas, et j'entends la voix de nouveau : - Monsieur ! Cette fois je me retourne vivement, et j'aperçois à l'angle de la cour près d'une porte, une figure de vieille sortant d'une lucarne. Cette lucarne affreusement délabrée laissait entrevoir l'intérieur d'une chambre misérable. Près de la vieille il y avait un vieux. Je n'ai de ma vie rien vu de plus décrépit que ce bouge si ce n'est ce couple. L'intérieur de la masure était blanchi de ce blanc de chaux qui rappelle le linceul, et je n'y voyais d'autres meubles que les deux escabeaux où étaient assises, me regardant avec leurs petits yeux gris, ces deux figures tannées, ridées éraillées, qui étaient comme enduites de bistre et de bitume et paraissaient enveloppées, plutôt que vêtues, de vieux suaires raccommodés. Je ne suis pas comme Salvatore Rosa qui disait:
Me figuro il sepulcro in ogni loco.

Pourtant, même en plein jour, à midi, sous ce chaud et vivant soleil, l'apparition me surprit un moment, et il me sembla que je m'entendais appeler du fond d'une crypte antédiluvienne par deux spectres âgés de quatre mille ans.
Après quelques secondes de réflexion, je leur donnai quinze sous. C'était tout simplement le portier et la portière du cimetière. Philémon et Baucis.
Philémon, ébloui de la pièce de quinze sous, fit une effroyable grimace d'étonnement et de joie et mit cette monnaie dans une façon de vieille poche de cuir clouée au mur, autre injure des ans, comme dirait La Fontaine, et Baucis me dit avec un sourire aimable : - Voulez-vous voir le charnier ?
Ce mot, le charnier, réveilla dans mon esprit je ne sais quel vague souvenir d'une chose qu'en effet je croyais savoir, et je répondis : - Avec plaisir, madame.
- Je le pensais bien, reprit la vieille. Et elle ajouta : tenez, voici le sonneur qui vous le montrera, c'est fort beau à voir. En parlant ainsi, elle posait aimablement sur ma main sa main rousse, diaphane, palpitante, velue et froide comme l'aîle d'une chauve-souris.
Le nouveau personnage qui venait d'apparaître et qui avait senti sans doute l'odeur de la pièce de quinze sous, le sonneur, se tenait debout à quelques pas sur l'escalier extérieur de la tour dont j'avais entr'ouvert la porte.
C'était un gaillard d'environ trente-six ans, trapu, robuste, gras, rose et frais, ayant tout l'air d'un bon vivant, comme il sied à celui qui vit aux dépens des morts. Mes deux spectres se complétaient d'un vampire.
La vieille me présenta au sonneur avec une certaine pompe : - Voilà un monsieur anglais qui désire voir le charnier.
Le vampire sans dire un mot, remonta les quelques pas qu'il avait descendus, poussa la porte de la tour et me fit signe de le suivre. J'entrai.
Toujours silencieux, il referma la porte derrière moi. Nous nous trouvâmes dans une obscurité profonde. Cependant il y avait une veilleuse dans le coin d'une marche derrière un gros pavé. A la lueur de cette veilleuse, je vis le sonneur se courber et allumer une lampe. La lampe allumée, il se mit à descendre les degrés d'une étroite vis de St Gilles ; je fis comme lui. Au bout d'une dizaine de marches, je crois que je me baissai pour franchir une porte basse et que je montai, toujours conduit par le sonneur, deux ou trois degrés ; je n'ai plus ces détails présents à l'esprit ; j'étais plongé dans une sorte de rêverie qui me faisait marcher comme dans le sommeil. A un certain moment le sonneur me tendit sa grosse main osseuse, je sentis que nos pas résonnaient sur un plancher ; nous étions dans un lieu très sombre, une sorte de caveau obscur.
Je n'oublierai jamais ce que je vis alors.
Le sonneur, muet et immobile, se tenait debout au milieu du caveau, appuyé à un poteau enfoncé dans le plancher, et de la main gauche il élevait sa lampe au-dessus de sa tête. Je regardai autour de nous. Une lueur brumeuse et diffuse éclairait vaguement le caveau, j'en distinguais la voûte ogive. Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je vis que nous n'étions pas seuls. Des figures étranges, debout et adossées au mur, nous entouraient de toutes parts. A la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément à travers ce brouillard qui remplit les lieux bas et ténébreux. Imaginez un cercle de visages effrayants au centre duquel j'étais. Les corps noirâtres et nus s'enfonçaient et se perdaient dans la nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l'ombre et se pencher en quelque sorte vers moi, pressées les unes contre les autres, une foule de têtes sinistres et terribles qui semblaient m'appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux. Qu'était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je pris la lampe des mains du sonneur, et je m'approchai. C'était des cadavres.
En 1793, pendant qu'on violait le cimetière des rois à St Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux. La royauté et le peuple sont deux souverainetés ; la populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit dit en passant aux gens qui ne savent pas cette grammaire, que peuple et populace ne sont point synonymes.
Le cimetière de St Michel de Bordeaux fut dévasté comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on jeta au vent toute cette poussière. Quand la pioche arriva près des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus rencontrer ni bières pourries, ni vertèbres rompues mais des corps entiers, desséchés et conservés par l'argile qui les recouvrait depuis tant d'années. Cela inspira la création d'un musée-charnier. L'idée convenait à l'époque.
Les petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin des Bègles jouaient aux osselets avec les débris épars du cimetière[,] on les leur reprit des mains ; on recueillit tout ce qu'on put retrouver, et l'on entassa ces ossements dans le caveau inférieur de la campanille St Michel. Cela fit un monceau de dix sept pieds de profondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade. On couronna le tout avec les cadavres si étrangement intacts qu'on venait de déterrer. Il y en avait soixante dix. On les plaça debout contre le mur dans l'espace circulaire réservé entre la balustrade et la muraille. C'est ce plancher qui résonnait sous mes pieds ; c'est sur ces ossements que je marchais; ce sont ces cadavres qui me regardaient.
Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste met la chose en scène comme un mélodrame, il s'approcha de moi, et daigna me parler. Il m'expliqua ses morts. Le vampire se fit cicerone. Je croyais entendre jaser un livret de musée. Par moments c'était la faconde d'un montreur d'ours. - Regardez celui-ci, monsieur, c'est le numéro un. II a toutes ses dents. - Voyez comme le numéro deux est bien conservé ; il a pourtant près de quatre cents ans. - Quant au numéro trois, on dirait qu'il respire et qu'il nous entend. Ce n'est pas étonnant. Il n'y a guère que soixante ans qu'il est mort. C'est un des plus jeunes d'ici. Je sais des personnes de la ville qui l'ont connu.
Il continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d'un spectre à l'autre et débitant sa leçon avec une mémoire imperturbable. Quand je l'interrompais par une question au milieu d'une phrase, il me répondait de sa voix naturelle, puis reprenait sa phrase à l'endroit même où je l'avais coupée. Par instants il frappait sur les cadavres avec une baguette qu'il tenait à la main, et cela sonnait le cuir comme une valise vide. Qu'est-ce en effet que le corps d'un homme quand la pensée n'y est plus, sinon une valise vide ?
Je ne sache pas plus effroyable revue. Dante et Orgagna n'ont rien rêvé de plus lugubre. Les danses macabres du pont de Lucerne et du Campo-Santo de Pise ne sont que l'ombre de cette réalité. Il y avait une négresse suspendue à un clou par une corde passée sous les aisselles qui me riait d'un rire hideux. Dans un coin se groupait toute une famille qui mourut, dit-on, empoisonnée par des champignons. Ils étaient quatre. La mère tête baissée, semblait encore chercher à calmer son plus jeune enfant qui agonisait entre ses genoux ; le fils aîné, dont le profil avait gardé quelque chose de juvénile, appuyait son front à l'épaule de son père. Une femme morte d'un cancer au sein repliait étrangement le bras comme pour montrer sa plaie élargie par l'horrible travail de la mort. A côté d'elle se dressait un portefaix gigantesque lequel paria un jour qu'il porterait de la porte Caillau aux Chartrons deux mille livres. Il les porta, gagna son pari, et mourut. L'homme tué par un pari était coudoyé par un homme tué en duel. Le trou de l'épée par où la mort est entrée était encore visible à droite sur cette poitrine décharnée. A quelques pas se tordait un pauvre enfant de quinze ans qui fut, dit-on, enterré vivant. C'est là le comble de l'épouvante. Ce spectre souffre. Il lutte encore après six cents ans contre son cercueil disparu. Il soulève le couvercle du crâne et du genou ; il presse la planche de chêne du talon et du coude; il brise aux parois ses ongles désespérés: la poitrine se dilate ; les muscles du cou se gonflent d'une manière affreuse ; il crie. On n'entend plus ce cri, mais on le voit. C'est horrible.
Le dernier des soixante-dix est le plus ancien. Il date de huit cents ans. Le sonneur me fit remarquer avec quelque coquetterie ses dents et ses cheveux. A côté est un petit enfant. Comme je revenais sur mes pas, je remarquai un de ces fantômes assis à terre près de la porte. Il avait le cou tendu, la tête levée, la bouche lamentable, la main ouverte, un pagne au milieu du corps, une jambe et un pied nus, et de son autre cuisse sortait un tibia dénudé posé sur une pierre comme une jambe de bois. Il semblait me demander l'aumône.
Rien de plus étrange et de plus mystérieux qu'un pareil mendiant à une pareille porte.
Que lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le sou qu'il faut aux morts ? Je restai longtemps immobile devant cette apparition, et ma rêverie devint peu à peu une prière. Quand on se dit que toutes ces larves, aujourd'hui enchaînées dans ce silence glacé et dans ces attitudes navrantes, ont vécu, ont palpité, ont souffert, ont aimé ; quand on se dit qu'elles ont eu le spectacle de la nature, les arbres, la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte bleue du ciel au lieu de cette voûte livide ; quand on se dit qu'elles ont eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie, le plaisir, et qu'elles ont poussé comme nous dans les fêtes de ces longs éclats de rire pleins d'imprudence et d'oubli ; quand on se dit qu'elles ont été ce que nous sommes et que nous serons ce qu'elles sont; quand on se trouve ainsi, hélas ! face à face avec son avenir, une morne pensée vous vient au cœur, on cherche en vain à se retenir aux choses humaines qu'on possède et qui toutes successivement s'écroulent sous vos mains comme du sable, et l'on se sent tomber dans un abîme.
Pour qui regarde ces débris humains avec l'œil de la chair, rien n'est plus hideux. Des linceuls en haillons les cachent à peine. Les côtes apparaissent à nu à travers les diaphragmes déchirés ; les dents sont jaunes, les ongles noirs, les cheveux rares et crépus ; la peau est une basane fauve qui secrète une poussière grisâtre ; les muscles qui ont perdu toute saillie, les viscères et les intestins se résolvent en une sorte de filasse roussâtre d'où pendent d'horribles fils que dévide silencieusement dans ces ténèbres l'invisible quenouille de la mort. Au fond du ventre ouvert on aperçoit la colonne vertébrale. Monsieur, me disait l'homme, comme ils sont bien conservés !
Pour qui regarde cela avec l'œil de l'esprit, rien n'est plus formidable.
Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti à pas de loup et m'avai[t] laissé seul. La lampe était restée posée à terre. Quand cet homme ne fut plus là, il me sembla que quelque chose qui me gênait avait disparu. Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe et intime avec les mornes habitants de ce caveau. Je regardais avec une sorte de vertige cette ronde qui m'environnait immobile et convulsive à la fois. Les uns laissent pendre leurs bras les autres les tordent ; quelques-uns joignent les mains. Il est certain qu'une expression de terreur et d'angoisse est sur toutes ces faces qui ont vu l'intérieur du sépulcre. De quelque façon que le tombeau le traite, le corps des morts est terrible.
Pour moi, comme vous avez déjà pu l'entrevoir, ce n'était pas des momies ; c'était des fantômes. Je voyais toutes ces têtes tournées les unes vers les autres, toutes ces oreilles qui paraissent écouter penchées vers toutes ces bouches qui paraissent chuchotter, et il me semblait que ces morts arrachés à la terre et condamnés à la durée vivaient dans cette nuit d'une vie affreuse et éternelle, qu'ils se parlaient dans la brume épaisse de leur cachot, qu'ils se racontaient les sombres aventures de l'âme dans la tombe, et qu'ils se disaient tout bas des choses inexprimables.
Quels effrayants dialogues ! Que peuvent-ils se dire ? O gouffres où se perd la pensée ! Ils savent ce qu'il y a derrière la vie. Ils connaissent le secret du voyage. Ils ont doublé le promontoire. Le grand nuage s'est déchiré pour eux. Nous sommes encore, nous, dans le pays des conjectures, des espérances, des ambitions, des passions, de toutes les folies que nous appelons sagesses, de toutes les chimères que nous nommons vérités. Eux ils sont entrés dans la région de l'infini, de l'immuable, de la réalité. Ils connaissent les choses qui sont et les seules choses qui soient. Toutes les questions qui nous occupent nuit et jour, nous rêveurs, nous philosophes, tous les sujets de nos méditations sans fin, but de la vie, objet de la création, persistance du moi, état ultérieur de l'âme, ils en savent le fond ; toutes nos énigmes, ils en savent le mot. Ils connaissent la fin de tous nos commencements. Pourquoi ont-ils cet air terrible ? Qui leur fait cette figure désespérée et redoutable ? Si nos oreilles n'étaient pas trop grossières pour entendre leur parole, si Dieu n'avait pas mis entre eux et nous le mur infranchissable de la chair et de la vie, que nous diraient-ils ? Quelles révélations nous feraient-ils ? Quels conseils nous donneraient-ils ? Sortirions-nous de leurs mains sages ou fous ? Que rapportent-ils du tombeau ?
Ce serait de l'épouvante, s'il fallait en croire l'apparence de ces spectres. Mais ce n'est qu'une apparence, et il serait insensé d'y croire. Quoi que nous fassions, nous rêveurs, nous n'entamons la surface des choses qu'à une certaine profondeur. La sphère de l'infini ne se laisse pas plus traverser par la pensée que le globe terrestre par la sonde.
Les diverses philosophies ne sont que des puits artésiens ; elles font toutes jaillir du même sol la même eau, la même vérité mêlée de boue humaine et échauffée de la chaleur de Dieu. Mais aucun puits, aucune philosophie n'atteint le centre des choses. Le génie lui-même, qui est de toutes les sondes la plus puissante ne saurait toucher le noyau de flamme, l'être, le point géométrique et mystique, milieu ineffable de la vérité. Nous ne ferons jamais rien sortir du rocher que tantôt une goutte d'eau, tantôt une étincelle de feu.
Méditons cependant. Frappons le rocher, creusons le sol. C'est accomplir une loi. Il faut que les uns méditent comme il faut que les autres labourent.
Et puis résignons-nous. Le secret que veut arracher la philosophie est gardé par la nature. Or, qui pourra jamais te vaincre, ô nature ?
Nous ne voyons qu'un côté des choses ; Dieu voit l'autre.
La dépouille humaine nous effraie quand nous la contemplons ; mais ce n'est qu'une dépouille, quelque chose de vide et de vain et d'inhabité. Il nous semble que cette ruine nous révèle des choses horribles. Non. Elle nous effraie, et rien de plus. Voyons-nous l'intelligence ? Voyons-nous l'âme ? Voyons-nous l'esprit ? Savons-nous ce que nous dirait l'esprit des morts, s'il nous était donné de l'entrevoir dans son glorieux rayonnement ? N'en croyons donc pas le corps qui se désorganise avec horreur, et qui répugne à sa destruction ; n'en croyons pas le cadavre, ni le squelette, ni la momie, et songeons que, s'il y a une nuit dans le sépulcre, il y a aussi une lumière. Cette lumière, l'âme y est allée pendant que le corps restait dans la nuit ; cette lumière, l'âme la contemple. Qu'importe donc que le corps grimace, si l'âme sourit ?
J'étais plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui s'entretenaient entre eux ne m'inspiraient plus d'effroi ; je me sentais presque à l'aise parmi eux. Tout à coup, je ne sais comment il me revint à l'esprit qu'en ce moment-là même, au haut de cette tour de St Michel à deux cents pieds sur ma tête au dessus de ces spectres qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un télégraphe, pauvre machine de bois menée par une ficelle, s'agitait dans la nuée et jetait l'une après l'autre à travers l'espace dans la langue mystérieuse qu'il a lui aussi, toutes ces choses imperceptibles qui demain seront le journal. Jamais je n'ai mieux senti que dans ce moment-là la vanité de tout ce qui nous passionne. Quel poëme que cette tour de St Michel ! Quel contraste et quel enseignement ! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil, au milieu de l'azur du ciel, aux yeux de la foule affairée qui fourmille dans les rues, un télégraphe qui gesticule et se démène comme Pasquin sur son tréteau, dit et détaille minutieusement toutes les pauvretés de l'histoire du jour et de la politique du quart d'heure. Espartero qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les grands évènements microscopiques, les infusoires qui se font dictateurs, volvoces qui se font tribuns, les vibrions qui se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent l'homme qui passe et l'instant qui fuit, et pendant ce temps-là, à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour s'appuie, dans une crypte où n'arrive ni un rayon ni un bruit, un concile de spectres assis en cercle dans les ténèbres parle tout bas de la tombe et de l'éternité.
Vous connaissez, mon ami, les trois points de la côte normande qui m'agréent le mieux, le Bourg-d'Eau, le Tréport et Etretat ; Etretat avec ses arches immenses taillées par la vague dans la falaise, le Tréport avec sa vieille église, sa vieille croix de pierre et son vieux port où fourmillent les bateaux pêcheurs ; Ie Bourg-d'Eau avec sa grande rue gothique qui aboutit brusquement à la haute mer. Eh bien ! Rangez désormais Biarritz avec Tréport, Étretat, et le Bourg-d'Eau, parmi les lieux que je choisirais pour le plaisir de mes yeux, comme parle Fénelon.
Je ne sache point d'endroit plus charmant et plus magnifique que Biarritz. Il n'y a pas d'arbres, disent les gens qui critiquent tout, même le bon Dieu dans ce qu'il a fait de plus beau ; mais il faut savoir choisir : ou l'océan, ou la forêt. Le vent de mer rase les arbres.
Biarritz est un village blanc à toits roux et à contrevents verts posé sur des croupes de gazon et de bruyère, dont il suit les ondulations. On sort du village, on descend la dune, le sable s'écroule sous vos talons, et tout à coup on se trouve sur une grève douce et unie au milieu d'un labyrinthe inextricable de rochers, de chambres, d'arcades, de grottes et de cavernes, étrange architecture jetée pêle-mêle au milieu des flots, que le ciel remplit d'azur, le soleil de lumière et d'ombre, la mer d'écume, le vent de bruit. Je n'ai vu nulle part le vieux Neptune ruiner la vieille Cybèle avec plus de puissance, de gaîté et de grandeur. Toute cette côte est pleine de rumeurs. La mer de Gascogne la ronge et la déchire, et prolonge dans les récifs ses immenses murmures. Pourtant je n'ai jamais erré sur cette grève déserte, à quelque heure que ce fût, sans qu'une grande paix me montât au cœur. Les tumultes de la nature ne troublent pas la solitude.
Vous ne sauriez vous figurer tout ce qui vit, palpite et végète dans ce désordre apparent d'un rivage écroulé. Une croûte de coquillages vivants recouvre les roches ; les zoophytes et les mollusques nagent et flottent, transparents eux-mêmes, dans la transparence de la vague. L'eau filtre goutte à goutte et pleut en larges perles de la voûte des grottes ; les crabes et les limaces rampent parmi les varechs et les goëmons lesquels dessinent sur le sable mouillé la forme des lames qui les ont apportés. Au-dessus des cavernes croît tout une botanique curieuse et presque inédite, l'astragale de Bayonne, l'œillet gaulois, le lin de mer, le rosier à feuilles de pimprenelle, le muflier à feuilles de thym.
Il y a des anses étroites où de pauvres pêcheurs, accroupis autour d'une vieille chaloupe, dépècent et vident, au bruit assourdissant de la marée qui monte ou descend dans les écueils, le poisson qu'ils ont pêché la nuit. Les jeunes filles, pieds nus, vont laver dans la vague les peaux des chiens de mer, et chaque fois que la mer blanche d'écume monte brusquement jusqu'à elles, comme un lion qui s'irrite et se retourne, elles relèvent leur jupe et reculent avec de grands éclats de rire.
On se baigne à Biarritz comme à Dieppe, comme au Hâvre, comme au Tréport ; mais avec je ne sais quelle liberté que ce beau ciel inspire et que ce doux climat tolère. Des femmes, coiffées du dernier chapeau venu de Paris, enveloppées d'un grand shall de la tête aux pieds, un voile de dentelle sur le visage, entrent en baissant les yeux dans une de ces baraques de toile dont la grève est semée ; un moment après, elles en sortent, jambes nues, vêtues d'une simple chemise de laine brune qui souvent descend à peine au dessous du genou, et elles courent en riant se jeter à la mer. Cette liberté, mêlée de la joie de l'homme et de la grandeur du ciel, a sa grâce.
Les filles de village et les jolies grisettes de Bayonne se baignent avec des chemises de serge souvent fort trouées sans trop se soucier de ce que les trous montrent et de ce que les chemises cachent. Le second jour que j'allai à Biarritz, comme je me promenais à la marée basse au milieu des grottes, cherchant des coquillages et effarouchant les crabes qui fuyaient obliquement et s'enfonçaient dans le sable, j'entendis une voix qui sortait de derrière un rocher et qui chantait le couplet que voici en patoisant quelque peu, mais pas assez pour m'empêcher de distinguer les paroles :
Gastibelza, l'homme à la carabine,
chantait ainsi :
- quelqu'un a-t-il connu dona Sabine,
quelqu'un d'ici ?
Dansez, chantez, villageois, la nuit gagne
le mont Falu. -
Le vent qui vient à travers la montagne
me rendra fou.

C'était une voix de femme. Je tournai le rocher. La chanteuse était une baigneuse. Une belle fille qui nageait vêtue d'une chemise blanche et d'un jupon court dans une petite crique fermée par deux écueils à l'entrée d'une grotte. Ses habits de paysanne gisaient sur le sable au fond de la grotte. En m'apercevant, elle sortit à moitié de l'eau et se mit à chanter sa seconde stance, et voyant que je l'écoutais immobile et debout sur le rocher, elle me dit en souriant dans un jargon mêlé de français et d'espagnol :
- Senor estrangero, conoce usted cette chanson ?
- Je crois que oui, lui dis-je. Un peu.
- Puis je m'éloignai, mais elle ne me renvoyait pas.
Est-ce que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel air d'Ulysse écoutant la sirène ? La nature nous rejette et nous redonne sans cesse en les rajeunissant, les thèmes et les motifs innombrables sur lesquels l'imagination des hommes a construit toutes les vieilles mythologies et toutes les vieilles poésies.
Somme toute, avec sa population cordiale, ses jolies maisons blanches, ses larges dunes, son sable fin, ses grottes énormes, sa mer superbe, Biarritz est un lieu admirable.
Je n'ai qu'une peur, c'est qu'il ne devienne à la mode. Déjà on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris. Alors Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si honnête encore, sera pris du mauvais appétit de l'argent, sacra fames. Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes, des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pantalons à ses baigneuses. Biarritz deviendra pudique et rapace. La pruderie, qui n'a dans tout le corps de chaste que les oreilles, comme dit Molière, remplacera la libre et innocente familiarité de ces jeunes femmes qui jouent avec la mer. Et puis il y aura cabinet de lecture et théâtre. On lira le journal à Biarritz ; on jouera le mélodrame et la tragédie à Biarritz. Ô Zaïre, que me veux-tu ? Le soir on ira au concert, car il y aura concert tous les soirs, et un chanteur en i, un rossignol pansu d'une cinquantaine d'années chantera des cavatines de soprano à quelques pas de ce vieil océan qui chante la musique éternelle des marées, des ouragans et des tempêtes.
Alors Biarritz ne sera plus Biarritz. Ce sera quelque chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende. Rien n'est plus grand qu'un hameau de pêcheurs, plein des mœurs antiques et naïves, assis au bord de l'océan ; rien n'est plus grand qu'une ville qui semble avoir la fonction auguste de penser pour le genre humain tout entier et de proposer au monde les nouveautés, souvent difficiles et redoutables, que la civilisation réclame. Rien n'est plus petit, plus mesquin et plus ridicule qu'un faux Paris.
Les villes que baigne la mer devraient conserver précieusement la physionomie que leur situation leur donne. L'océan a toutes les grâces, toutes les beautés, toutes les grandeurs. Quand on a l'océan, à quoi bon copier Paris ?
Déjà quelques symptômes semblent annoncer cette prochaine transformation de Biarritz. Il y a dix ans on y venait de Bayonne en cacolet ; il y a deux ans on y venait en coucou ; maintenant on y vient en omnibus. Il y a cent ans, il y a vingt ans on se baignait au port vieux, petite baie que dominent deux anciennes tours démantelées. Aujourd'hui on se baigne au port nouveau. Il y a dix ans, il y avait à peine une auberge à Biarritz ; aujourd'hui il y a trois ou quatre " hôtels ".
Ce n'est pas que je blâme les omnibus, ni le port nouveau où la lame brise plus largement que dans le port vieux et où le bain est par conséquent plus efficace, ni les " hôtels " qui n'ont d'autre tort que de n'avoir pas de fenêtres sur la mer ; mais je crains les autres perfectionnements possibles, et je voudrais que Biarritz restât Biarritz. Jusqu'ici tout est bien, mais demeurons-en là.
Du reste l'omnibus de Bayonne à Biarritz ne s'établit pas sans résistance. Le coucou se débat contre l'omnibus, comme sans doute il y a dix ans le cacolet a lutté contre le coucou. Tous les voituriers de la ville se révoltent contre deux selliers, Castex et Anatol, qui ont imaginé les omnibus. Il y a ligue, concurrence, coalition. C'est une iliade de cochers de fiacre qui expose la bourse du voyageur à des soubresauts bizarres. Le lendemain de mon arrivée à Bayonne, je voulus aller à Biarritz. Ne sachant pas le chemin, je m'adressai à un passant, paysan navarrais qui avait un beau costume, un large pantalon de velours olive, une ceinture rouge, une chemise à grand col rabattu rattachée d'un anneau d'argent, une veste de gros drap chocolat toute brodée de soie brune, et un petit chapeau à la Henri II bordé de velours et rehaussé d'une plume d'autruche noire et frisée. Je demandai à ce magnifique passant le chemin de Biarritz. - Prenez la rue du Pont Mayour, me dit-il, et suivez-la jusqu'à la porte d'Espagne. - Est-il aisé, ajoutai-je, de trouver des voitures pour aller à Biarritz ? - Le navarrais me regarda souriant d'un sourire grave et me dit, avec l'accent de son pays, cette parole mémorable dont je ne compris que plus tard toute la profondeur : - Monsieur, il est facile d'y aller, mais difficile d'en revenir. - Je pris la rue du Pont Mayour ; tout en la montant je rencontrai plusieurs affiches de couleurs variées par lesquelles des voituriers offraient des voitures au public pour Biarritz et à divers prix honnêtes ; je remarquai, mais fort négligemment, que toutes ces affiches se terminaient par l'invariable protocole que voici : - les prix resteront ainsi fixés jusqu'à huit heures du soir.
J'arrivai à la porte d'Espagne. Là, se groupaient et s'entassaient pêle-mêle une foule de voitures de toutes sortes, chars à bancs cabriolets, coucous, gondoles, calèches, coupés, omnibus. J'avais à peine jeté un coup d'œil sur cette cohue d'attelages qu'une autre cohue m'entourait déjà. C'était les cochers. En un moment je fus assourdi. Toutes les voix, tous les accents, tous les patois, tous les jurons et toutes les offres à la fois. L'un me prit le bras droit. - Monsieur, je suis le cocher de monsieur Castex. Montez dans le coupé. Une place pour quinze sous. L'autre me prit le bras gauche : - Monsieur, je suis Ruspil, j'ai aussi un coupé : une place pour douze sous. Un troisième me barra le chemin : - Monsieur, c'est moi Anatol, voilà ma calèche ; je vous mène pour dix sous. Un quatrième me parlait dans les oreilles : - Monsieur, venez avec Momus. Je suis Momus. Ventre à terre à Biarritz pour six sous. Cinq sous, criaient d'autres têtes autour de moi ! Voyez, monsieur, la jolie voiture. La Sultane de Biarritz ! Une place pour cinq sous ! - Le premier qui m'avait parlé et qui me tenait le bras droit domina enfin tout le vacarme : - Monsieur, c'est moi qui vous ai parlé le premier. Je vous demande la préférence. - Il vous demande quinze sous, crièrent les autres cochers. - Monsieur, reprit l'homme froidement, je vous demande trois sous. Il se fit un grand silence. - J'ai parlé à monsieur le premier, ajouta l'homme. Puis, profitant de la stupeur des autres combattants, il ouvrit vivement la portière de son coupé, m'y poussa avant que j'eusse le temps de me reconnaître, referma le coupé, monta sur son siège, et partit au galop. Son omnibus était plein. Il semblait qu'il n'attendit que moi.
La voiture était toute neuve et fort bonne, les chevaux excellents. En moins d'une demi-heure, nous étions à Biarritz. Arrivé là, ne voulant pas abuser de ma position, je tirai quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher. J'allais m'éloigner. Il me retint par le bras. - Monsieur, me dit-il, ce n'est que trois sous. - Bah ! Repris-je. Vous m'avez dit quinze sous d'abord. Ce sera quinze sous. - Non pas, monsieur, j'ai dit que je vous mènerais pour trois sous. C'est trois sous. Il me rendit le surplus et me força presque de le recevoir. - Pardieu, disais-je en m'en allant, voilà un honnête homme.
Les autres voyageurs n'avaient comme moi, donné que trois sous.
Après m'être promené tout le jour sur la plage, le soir venu, je songeai à regagner Bayonne. J'étais las, et je ne pensais pas sans quelque plaisir à l'excellente voiture et au vertueux cocher qui m'avaient amené. Huit heures sonnaient aux lointaines horloges de la plaine comme je remontais l'escarpement du port-vieux. Je ne pris pas garde à une foule de promeneurs qui accouraient de tous les points et semblaient se hâter vers l'entrée du village où s'arrêtent les voituriers. La soirée était superbe ; quelques étoiles commençaient à piquer le ciel clair au crépuscule ; la mer à peine émue avait le miroitement opaque et lourd d'une immense nappe d'huile; un phare à feu tournant venait de s'allumer à ma droite sur un cap voisin ; il brillait, puis s'éteignait, puis se ravivait tout à coup et jetait brusquement une éclatante lumière comme s'il cherchait à lutter avec l'éternel Sirius qui resplendissait dans la brume à l'autre bout de l'horizon. Je m'arrêtai, et je considérai quelque temps ce mélancolique spectacle, qui était pour moi comme la figure de l'effort humain en présence du pouvoir divin. Cependant la nuit s'épaississait, et à un certain moment l'idée de Bayonne et de mon auberge traversa subitement ma contemplation. Je me remis en marche et j'atteignis la place des voitures. Il n'y en avait plus qu'une seule ; un falot posé à terre me le montra ; c'était une calèche à quatre places ; trois places étaient déjà occupées. Comme j'approchais :
- Hé, monsieur, venez donc, me cria une voix, c'est la dernière place, et nous sommes la dernière voiture. Je reconnus la voix de mon cocher du matin. Je retrouvais cet homme antique. Le hasard me parut providentiel. Je louai Dieu. Un moment plus tard, j'étais forcé de faire la route à pied, une bonne lieue de pays. Pardieu, lui dis-je, vous êtes un brave cocher, et je suis aise de vous revoir. Montez vite, monsieur, reprit l'homme. Je m'installai en hâte dans la calèche. Quand je fus assis, le cocher, la main sur la clef de la portière, me dit: - Monsieur sait que l'heure est passée ? - Quelle heure ? lui dis-je. - Huit heures. - C'est vrai. J'ai entendu sonner quelque chose comme cela. - Monsieur sait, repartit l'homme, que passé huit heures du soir le prix change. Nous venons chercher ici les voyageurs pour les obliger. L'usage est de payer avant de partir. - A merveille, répondis-je en tirant ma bourse. Combien est-ce ? L'homme reprit avec douceur : - Monsieur, c'est douze francs.
- Je compris sur le champ l'opération. Le matin on annonce qu'on mènera les curieux à Biarritz pour trois sous par personne : il y a foule; le soir, on rammène cette foule à Bayonne pour douze francs par tête. J'avais éprouvé le matin même la rigidité stoïque de mon cocher, je ne répliquai pas un mot, et je payai.
Tout en regagnant Bayonne au galop, la belle maxime du paysan navarrais me revint à l'esprit, et j'en fis, pour l'enseignement des voyageurs, cette traduction en langue vulgaire : VOITURES POUR BIARRITZ. Prix, par personne, pour aller : trois sous ; pour revenir: Douze francs. Ne trouvez-vous pas que c'est là une belle oscillation ? A quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons de route me montra dans l'ombre sur une colline le château de Marrac, ou du moins ce qui en reste aujourd'hui. Le château de Marrac est célèbre pour avoir été en 1808le logis de l'empereur à l'époque de l'entrevue de Bayonne. Napoléon avait en cette occasion une grande pensée ; mais la providence ne l'accepta pas ; et quoique Joseph Ier ait gouverné les Castilles comme un bon et sage prince, I'idée, si utile pourtant à l'Europe, à la France, à l'Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie neuve à l'Espagne fut funeste à Napoléon comme elle l'avait été à Louis XIV. Joséphine qui était créole et superstitieuse, accompagnait l'empereur à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais quels pressentiments, et comme Nunêz Saledo dans la romance espagnole, elle répétait souvent: il arrivera malheur de ceci. Aujourd'hui qu'on voit le revers de ces événements déjà enfoncés dans l'histoire à une distance de trente années, on distingue, dans les moindres détails, tout ce qu'ils ont eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait tenu tous les fils.
En voici une particularité tout à fait inconnue et qui mérite d'être recueillie. Pendant son séjour à Bayonne, l'empereur voulut visiter les travaux qu'il faisait exécuter au Boucaut. Les bayonnais qui avaient alors âge d'homme se souviennent que l'empereur un matin traversa à pied les allées marines pour aller gagner le brigantin mouillé dans le port qui devait le transporter à l'embouchure de l'Adour. Il donnait le bras à Joséphine. Comme partout il avait là sa suite de rois, et dans cette conjoncture c'étaient les princes du midi et les Bourbons d'Espagne qui lui faisaient cortège, le vieux roi Charles IV et sa femme, le prince des Asturies qui depuis a été roi et s'est appelé Ferdinand VII ; don Carlos, aujourd'hui prétendant sous le nom de Charles V. Toute la population de Bayonne était dans les allées marines et entourait l'empereur qui marchait sans gardes. Bientôt la foule devint si nombreuse et si importune dans sa curiosité méridionale que Napoléon doubla le pas. Les pauvres Bourbons essoufflés le suivaient à grand peine. L'empereur arriva au canot du brigantin - d'une marche si précipitée qu'en y entrant Joséphine, voulant saisir en hâte la main que lui tendait le capitaine du navire, tomba dans l'eau jusqu'aux genoux. En tout autre circonstance elle n'aurait fait qu'en rire. C'eut été pour elle, me disait en me contant la chose madame la duchesse de C***, une occasion de montrer sa jambe qu 'elle avait charmante. Cette fois, on remarqua qu'elle secoua la tête tristement. Le présage était mauvais. Tout ce qui assistait à cette aventure a fait une triste fin. Napoléon est mort proscrit ; Joséphine est morte répudiée ; Charles IV et sa femme sont morts détrônés ; quant à ceux qui étaient alors de jeunes princes, l'un est mort, Ferdinand VII ; I'autre, don Carlos, est prisonnier. Le brigantin qu'avait monté l'empereur s'est perdu deux ans après corps et biens sous le cap Ferret dans la baie d'Arcachon ; le capitaine qui avait donné la main à l'impératrice, et qui s'appelait Lafon, a été condamné à mort pour ce fait, et fusillé. Enfin le château de Marrac, où Napoléon avait logé, transformé successivement en caserne et en séminaire, a disparu dans un incendie. En 1820, pendant une nuit d'orage, une main, restée inconnue, y mit le feu aux quatre coins.

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C'est le 27 juillet 1843, à dix heures et demie du matin, qu'au moment d'entrer en Espagne, entre Bidart et St Jean de Luz, à la porte d'une pauvre auberge, j'ai revu une vieille charrette à bœufs espagnole. J'entends par là la petite charrette de Biscaye à deux bœufs, et à deux roues pleines qui tournent avec l'essieu et font un bruit effroyable qu'on entend d'une lieue dans la montagne. Ne souriez pas, mon ami, du soin tendre avec lequel j'enregistre si minutieusement ce souvenir. Si vous saviez comme ce bruit, horrible pour tout le monde, est charmant pour moi ! Il me rappelle des années bénies. J'étais tout petit quand j'ai traversé ces montagnes et quand je l'ai entendu pour la première fois 9i. L'autre jour, dès qu'il a frappé mon oreille, rien qu'à l'entendre, je me suis senti subitement rajeuni, il m'a semblé que toute mon enfance… (p. 779)