L’ŒIL DU LOUP                       D. PENNAC                              TEXTE-PUZZLE

Il n’y a que ce garçon. Et ce loup au pelage bleu.

« Tu veux me regarder ? D’accord ! Moi aussi je vais te regarder ! On verra bien… »

 

Loup Bleu regarde, pour la première fois, par-dessus l’épaule du garçon, et il voit, il voit nettement Paillette et le Guépard faire les fous, au milieu du zoo, dans la poudre d’or du Sahara.

 

La dernière chose que vit Afrique avant de s’évanouir, ce fut l’autobus, comme un vieux scarabée sur le dos, ses quatre roues tordues tournant dans le vide.

 

Tous. Afrique les retrouva tous dans le jardin zoologique de l’Autre Monde. Oui, Afrique les connaissait tous, les habitants du jardin zoologique. Tous sauf un.

 

Bon, je m’appelle Afrique, c’est mon prénom. Et mon nom de famille, c’est N’Bia. Je m’appelle Afrique N’Bia.

    Mais le garçon sait bien qu’un nom ne veut rien dire sans son histoire. C’est comme un loup dans un zoo : rien qu’une bête parmi les autres si on ne connaît pas l’histoire de sa vie.

- D’accord, Loup Bleu, je vais te raconter mon histoire.

 

Je ne pars pas sans le garçon.

Voilà ce que dit le silence du dromadaire, et son immobilité, et son regard tranquille. Alors, Toa s’en va réveiller le garçon d’une tape sèche.

 

Afrique se souviendra toute sa vie du jour où il pénétra dans le jardin zoologique. Il n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être. Un jardin d’animaux, avait dit M’ma Bia. Pendant quelques secondes, Afrique ne put dire un mot. C’était trop beau. Il refusait d’en croire ses yeux et ses oreilles.

 

- Et la tienne, d’histoire, celle de ta vie, si tu nous la racontais ?

Le jour où P’pa Bia posa cette question, il pleuvait. Et quelle pluie ! Un temps à raconter sa vie.

- Alors, tu n’as pas de père ? demanda P’pa Bia quand Afrique eut fini de raconter.

- Pas de père, non.

- Et pas de mère, hein ? demanda P’pa Bia.

- Non, pas de mère non plus, non.

  

- Et puis tu as fermé ton œil. Vraiment gentil, ça…

Tout est calme, maintenant ; il se met à neiger doucement sur ce loup et sur ce garçon. Les derniers flocons de l’hiver.

- Mais toi ? Toi ? Qui es-tu, toi ? Hein ? Qui es-tu ? Et d’abord, comment t’appelle-t-on ?

 

Alors le garçon fait une chose bizarre. Qui calme le loup, qui le met en confiance. Le garçon ferme un œil.

Et les voilà maintenant qui se regardent, œil dans l’œil, dans le jardin zoologique désert et silencieux, avec tout le temps devant eux.

 

- Tu as voulu me regarder, eh bien, regarde-moi !

Voilà ce que semble dire la pupille. Elle brille d’un éclat terrible. On dirait une flamme. « C’est ça, pense le garçon : une flamme noire ! ».

 

La tête de l’hyène regardant le buisson d’épineux valait la peine d’être vue.

- Alors là, non, Afrique, cette chevrette, sous mon nez, et cette Colombe d’Abyssinie encore ! Une pareille tentation, ce n’est pas vraiment gentil de ta part !

- A mon retour, je t’apporterai les restes du vieux lion.

 

- Je n’y comprends rien, dira le vétérinaire.

- Moi, non plus, dira le docteur.

 

- Qu’est-ce que j’y gagnerais ?

Afrique regarda longuement le Guépard. Deux larmes anciennes avaient laissé des traces noires jusqu’aux coins de ses lèvres.

- Tu as besoin d’un ami, Guépard, et moi aussi.

 

Un des hommes, grand comme un ours, dressé devant lui, brandissait à deux mains une bûche enflammée. Et ce fut le choc. Comme si la tête de Loup Bleu explosait. Voilà. Quand il se réveilla, il n’ouvrit qu’un œil. On ne l’avait pas tué. Sa fourrure avait été trop abîmée dans la bataille pour être vendue. Alors, ce fut le zoo.

 

- Mais maintenant, je vais pouvoir me dégourdir les pattes§ s’écria Casseroles. Et il se mit soudain à sauter sur place, à galoper à toute allure le long de son grillage, puis il se roula dans la poussière et, en équilibre sur sa bosse, se fit tourner comme une toupie, les pattes en l’air, hurlant de rire.

 

Jusqu’à ce moment précis où se présente le tout dernier souvenir de Loup Bleu. C’est l’arrivée de ce garçon, justement, devant son enclos, un matin, au début de l’hiver.

- Je me disais : Qu’est-ce qu’il me veut ? N’a jamais vu de loup, ou quoi ? J’étais furieux, tu sais !

 

- Je ne l’ai pas quitté des yeux une seconde, répéta le Guépard. Jour et nuit ! Enfin, tu es là, maintenant, je vais pouvoir me reposer… Et il s’endormit aussitôt.