|
|
THEME 2 : Fiche ressource 1 :
Universalisme
et particularités
Position
du problème L'universalisme,
qui considère la réalité humaine comme un tout unique dont dépendent les
individus, en refusant l'atomisation du corps social et de l'Etat refuse-t-il
en fait les particularités réelles qui font l'individu concret ? Suspect
d'abstraction, il est aussi accusé de nier les identités collectives, les
cultures, les traditions, les héritages vivants, en faveur de la culture de
l'universel, qui ne serait en fait qu'une culture particulière. Comme forme
de l'humanisme, puisqu'il reconnaît en tout homme la même essence
universelle, il subit aujourd'hui les mêmes attaques : le triomphe de la
rationalité occidentale est-il totalement innocent ? Au centre du problème
est la question de l'identité. Le sujet rationnel, libre, conscient de soi,
est-il une illusion ? Pour construire son identité, l'homme a-t-il besoin
d'appartenances, d'identifications ou de la confrontation à des formes
multiples d'altérité ? L'universel en l'homme est-il alors le résultat du dépassement
de ces appartenances et la condition de la liberté et de la personnalité ou
la tentative de réduire à l'identique la richesse et la diversité humaines
? Ces questions sont aujourd'hui au coeur des débats sur la nature de la démocratie
et de la République. Le
particulier et l’universel Est
particulier (du latin particula, petite partie) ce qui constitue, à l'intérieur
d'un tout, une fraction, un ensemble distinct du reste. Ce caractère partiel
de la particularité est souvent perçu comme un indice de partialité, voire
une bizarrerie ou une anomalie, déviation par rapport à la norme, et donc un
danger, une menace ou même une forme de violence contre le sens commun et les
gens normaux. La particularité est moins le caractère de l'individu (la plus
petite partie, indivisible, l'unité singulière) que des groupes, des
collectivités multiples qui fragmentent la société, la nation ou l'État.
Autant de parties, autant de problèmes d'unité du corps. On a longtemps cru
que les races (du latin ratio, partie) divisaient naturellement l'humanité en
caractères morphologiques apparents incontestables. La division sexuelle et
la division sociale du travail étaient considérées comme naturelles,
biologiquement et ontologiquement fondées : cette théorie a servi à
justifier depuis l'Antiquité l'esclavage, la domination des femmes,
l'exploitation et les inégalités sociales. Les minorités ethniques,
religieuses, culturelles, nationales, sont considérées comme mineures, sans
importance, et sans capacité juridique et politique, elles sont mises sous
tutelle. Mais ces minorités dans l'ordre du pouvoir ou du droit peuvent être
des majorités numériques (les femmes, une ethnie, une communauté
linguistique ou religieuse, une nation). Les partis politiques sont aussi étymologiquement
des parties: ils expriment les intérêts partisans des groupes sociaux ou
classes (encore des divisions) qui se reconnaissent en eux. Même s'ils
concourent à la formation de l'opinion, ils manifestent l'existence des
conflits sociaux, de la lutte, compétition ou concurrence pour parvenir au
pouvoir, de l'antagonisme des classes et de l'impossible consensus des sociétés
ouvertes. L'universel
(du latin universum, ensemble des choses, univers), s'applique ici à la
totalité des hommes dans l'espace et dans le temps. L'universalité de
l'homme consiste à reconnaître en chacun être humain, par delà sa
particularité, un semblable, l'identité (idem, le même) d'une nature,
qu'elle soit pensée comme innée (natus, de naissance: "les hommes
naissent libres et égaux en droit"), ou comme essence ou nature. Mais
nous savons aujourd'hui que cette essence de l'homme réside dans la culture :
ce sont les structures universelles de toute vie sociale, le langage, la règle
(la prohibition de l'inceste et les interdits qui en découlent), la
construction de systèmes de pensée, le travail, l'art, la technique, les
formes de la condition humaine (donner un sens à la naissance, à la mort, à
la parenté). Dans notre civilisation occidentale ont été élaborés des modèles
différents de l'universalisme, qui accorde à l'universel en l'homme une réalité
objective et en fait une valeur, voire le fondement de toutes les valeurs
morales et politiques. La philosophie du sujet pensant (cogito) accorde à
l'homme une dignité supérieure à tout le reste de la nature. Le
christianisme a fini par reconnaître dans la réalité, au cours des siècles,
le principe qui était au coeur de sa doctrine : que tout homme possède une
âme à l'image de Dieu. L'idée de personne est passée de son sens juridique
(le sujet de droit à Rome, par opposition à l'esclave) à son sens
psychologique (le sujet personnel, un, identique, individuel) et moral (la
dignité ou
caractère de celui qui mérite le respect). A l'époque des Lumières, la
raison en l'homme proteste contre les autorités religieuses ou politiques et
la minorité dans laquelle elles prétendent le maintenir. On
doit oser se servir de son propre entendement et l'on ne peut prétexter
l'insuffisant développement des Lumières pour maintenir des hommes sous
tutelle: on ne mûrit à la liberté que par la liberté. Aux XVIIème et
XVIIIème siècles, les juristes et philosophes du droit naturel inventent
l'idée d'un état de nature pour pouvoir définir les droits fondamentaux,
inaliénables et imprescriptibles de l'homme, et l'idée d'un pacte social ou
contrat social qui doit garantir ces droits dans l'état civil : l'État résulte
d'une convention libre passée entre ses membres et non de la Nature ou de la
Providence divine. La théorie libérale et l'individualisme démocratique y
trouvent une de leurs origines, mais aussi l'universalisme républicain, qui
fait de l'État un corps moral transcendant les individus et les intérêts
particuliers dans la représentation du public (qui concerne le peuple, donc
tous ; res publica, la chose de tous) et de l'intérêt général. Le général
(ce qui relève du genre) est l'universel dans l'État: la loi s'applique à
tous sans exception et elle émane du suffrage universel ; la justice est
rendue sans considération de personne, de richesse ou de rang ; la nation est
indivisible. Mais il peut y avoir une tension dans l'État entre
l'universalisme des droits de l'homme individuel comme simple particulier, et
l'universalisme républicain des droits et des devoirs des citoyens comme
membres du tout. Participation
et particularisme Participer,
étymologiquement, c'est soit prendre part, soit partager. On voit qu'il y a
deux manières de concevoir le rapport des parties au tout. L'universel
(uni-versus), c'est ce qui est transformé en une unité. Mais l'unité résulte-t-elle
de l'accord sur le partage ou de la disparition des parties ? La tolérance
insiste sur le fait de supporter les différences, la notion de reconnaissance
des philosophes dits communautariens exprime la revendication de droits différents
; le respect est plus républicain, il ignore les différences et postule
l'universalité. Les politiques d'assimilation pratiquent l'acculturation des
immigrés en vue de leur naturalisation ; l'insertion conserve les identités
collectives à l'intérieur du tissu social ; l'intégration républicaine intègre
la somme des petites différences communautaires dans la communauté politique
dont elles deviennent partie intégrante. La nation fait passer pour
naturelles des identités qui résultent de l'histoire ; elle naturalise
l'amour de la mère patrie (pays du père) qui est socialement et idéologiquement
construit. Mais le peuple, c'est la communauté des citoyens qui transcende
les appartenances particulières et constitue un unité politique. Le
particularisme désignait d'abord au XVIIème siècle la doctrine qui
affirmait que le Christ n'était pas mort pour la rédemption de tous les
hommes mais des seuls élus. Ensuite le mot servit à désigner la
revendication des États annexés qui veulent garder leur législation propre.
Il désigne aujourd'hui l'attitude d'une communauté qui veut conserver ou
obtenir à l'intérieur de l'État des libertés ou des droits spécifiques.
Il faudrait analyser des expressions et des formes de revendications aussi
diverses que l'exception culturelle, le principe de subsidiarité, le droit à
la différence, les discriminations positives, l'égalité des chances, la préférence
nationale... On confond souvent dans le langage courant le particularisme, qui
affirme la spécificité comme valeur et réclame pour elle un statut à part,
et la particularité, dont la spécificité, rapportée à la sphère privée,
n'empêche pas la reconnaissance de l'universel politique, la valeur du
public. Le multiculturalisme, né sous sa forme politique au Canada et aux États-Unis,
prône la reconnaissance et la coexistence de plusieurs cultures (mosaïque au
lieu de melting-pot) et revendique des droits collectifs et des mesures égalitaristes
contre l'individualisme libéral qui favoriserait en fait la culture
dominante. Les penseurs communautariens veulent remplacer l'universalisme du
citoyen abstrait par une politique de la reconnaissance d'individus concrets
dans leurs appartenances culturelles, religieuses, linguistiques, etc. Le
particularisme qui veut prolonger les droits individuels par des droits
collectifs s'oppose autant à l'individualisme (penseurs américains du libéralisme)
qu'à l'universalisme (républicains français). La
reconnaissance des identités collectives garantit-elle les droits
fondamentaux de la personne et la possibilité de construire librement une
identité personnelle, par le jeu des influences diverses et la rencontre avec
les autres ? La reconnaissance de la fragmentation sociale peut-elle produire
du lien politique ? Les particularismes sont-ils une réaction contre
l'individualisme démocratique, la mondialisation du marché qui écrase les
économiquement faibles, le nivellement par la culture dominante, ou un effet
de ces mêmes facteurs ? L'universalisme n'est-il pas lui-même le résultat
d'une histoire et le propre d'une culture particulière ? L'universel
politique est une construction historique, dont les contenus ont beaucoup varié
en quelques siècles et sont sans cesse remis en question (vote des immigrés,
définition de la citoyenneté distinguant les hommes et les femmes, définition
de la notion de peuple etc.). Toute communauté politique doit s'efforcer de
construire une reconnaissance de l'altérité qui ne débouche pas sur la
violence et une reconnaissance de l'identité qui n'opprime pas. L'universalité
est l'effort pour penser cette identité qui permet de vivre ensemble. Bibliographie BERTEN
A., DA SIVEIRA P., POURTOIS H., Libéraux et communautariens, PUF,
coll. "Philosophie morale", 1997. HABERMAS
J., L'Intégration républicaine. Essai de théorie politique, Fayard,
coll. "L’espace du politique", 1998. TAYLOR
C., Multiculturalisme : différence et démocratie, Flammarion, coll.
"Champs", 1997. SCHNAPPER
D., La Relation à l'autre. Au coeur de la pensée sociologique,
Gallimard, 1998. 31/49
|
|