10. La tour Saint-Michel
[Victor
Hugo vient de visiter la crypte renfermant les momies]
J'étais
plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui s'entretenaient
entre eux ne m'inspiraient plus d'effroi ; je me sentais presque
à l'aise parmi eux. Tout à coup, je ne sais comment
il me revint à l'esprit qu'en ce moment-là même,
au haut de cette tour de St Michel à deux cents pieds sur
ma tête au dessus de ces spectres qui échangent dans
la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un
télégraphe, pauvre machine de bois menée par
une ficelle, s'agitait dans la nuée et jetait l'une après
l'autre à travers l'espace dans la langue mystérieuse
qu'il a lui aussi, toutes ces choses imperceptibles qui demain seront
le journal. Jamais je n'ai mieux senti que dans ce moment-là
la vanité de tout ce qui nous passionne. Quel poëme
que cette tour de St Michel ! Quel contraste et quel enseignement
! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil,
au milieu de l'azur du ciel, aux yeux de la foule affairée
qui fourmille dans les rues, un
télégraphe qui gesticule et se démène
comme Pasquin sur son tréteau, dit et détaille minutieusement
toutes les pauvretés de l'histoire du jour et de la politique
du quart d'heure. Espartero qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez
qui chasse Mendizabal, les grands évènements microscopiques,
les infusoires qui se font dictateurs, volvoces qui se font tribuns,
les vibrions qui se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent
l'homme qui passe et l'instant qui fuit, et pendant ce temps-là,
à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour s'appuie,
dans une crypte où n'arrive ni un rayon ni un bruit, un concile
de spectres assis en cercle dans les ténèbres parle
tout bas de la tombe et de l'éternité.
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