A quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons
de route me montra dans l'ombre sur une colline le château
de Marrac, ou du moins ce qui en reste aujourd'hui. Le château
de Marrac est célèbre pour avoir été
en 1808 le logis de l'empereur à l'époque de l'entrevue
de Bayonne. Napoléon avait en cette occasion une grande pensée
; mais la providence ne l'accepta pas ; et quoique Joseph 1er ait
gouverné les Castilles comme un bon et sage prince, l'idée,
si utile pourtant à l'Europe, à la France, à
l'Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie neuve
à l'Espagne fut funeste à Napoléon comme elle
l'avait été à Louis XIV. Joséphine qui
était créole et superstitieuse, accompagnait l'empereur
à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais quels pressentiments,
et comme Nunêz Saledo dans la romance espagnole, elle répétait
souvent: il arrivera malheur de ceci. Aujourd'hui qu'on voit
le revers de ces événements déjà enfoncés
dans l'histoire à une distance de trente années, on
distingue, dans les moindres détails, tout ce qu'ils ont
eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait tenu
tous les fils.
En voici une particularité tout à fait
inconnue et qui mérite d'être recueillie. Pendant son
séjour à Bayonne, l'empereur voulut visiter les travaux
qu'il faisait exécuter au Boucaut. Les bayonnais qui avaient
alors âge d'homme se souviennent que l'empereur un matin traversa
à pied les allées marines pour aller gagner le brigantin
mouillé dans le port qui devait le transporter à l'embouchure
de l'Adour. Il donnait le bras à Joséphine. Comme
partout il avait là sa suite de rois, et dans cette conjoncture
c'étaient les princes du midi et les Bourbons d'Espagne qui
lui faisaient cortège, le vieux roi Charles IV et sa femme,
le prince des Asturies qui depuis a été roi et s'est
appelé Ferdinand VII ; don Carlos, aujourd'hui prétendant
sous le nom de Charles V. Toute la population de Bayonne était
dans les allées marines et entourait l'empereur qui marchait
sans gardes. Bientôt la foule devint si nombreuse et si importune
dans sa curiosité méridionale que Napoléon
doubla le pas. Les pauvres Bourbons essoufflés le suivaient
à grand peine. L'empereur arriva au canot du brigantin -
d'une marche si précipitée qu'en y entrant Joséphine,
voulant saisir en hâte la main que lui tendait le capitaine
du navire, tomba dans l'eau jusqu'aux genoux. En tout autre circonstance
elle n'aurait fait qu'en rire. C'eut été pour elle,
me disait en me contant la chose madame la duchesse de C***, une
occasion de montrer sa jambe qu 'elle avait charmante. Cette
fois, on remarqua qu'elle secoua la tête tristement. Le présage
était mauvais. Tout ce qui assistait à cette aventure
a fait une triste fin. Napoléon est mort proscrit ; Joséphine
est morte répudiée ; Charles IV et sa femme sont morts
détrônés ; quant à ceux qui étaient
alors de jeunes princes, l'un est mort, Ferdinand VII ; I'autre,
don Carlos, est prisonnier. Le brigantin qu'avait monté l'empereur
s'est perdu deux ans après corps et biens sous le cap Ferret
dans la baie d'Arcachon ; le capitaine qui avait donné la
main à l'impératrice, et qui s'appelait Lafon, a été
condamné à mort pour ce fait, et fusillé. Enfin
le château de Marrac, où Napoléon avait logé,
transformé successivement en caserne et en séminaire,
a disparu dans un incendie. En 1820, pendant une nuit d'orage, une
main, restée inconnue, y mit le feu aux quatre coins.
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