Du reste, aux Ruines de Babylone près, je me rappelle
avec bonheur ce mois passé à Bayonne. Il y avait au
bord de l'eau sous des arbres une belle promenade où nous
allions tous les soirs. Nous faisions en passant la moue au théâtre
où nous ne mettions plus les pieds et qui nous inspirait
une sorte d'ennui mêlé d'horreur. Nous nous asseyions
sur un banc, nous regardions les navires, et nous écoutions
notre mère nous parler, noble et sainte femme qui n'est plus
aujourd'hui qu'une figure dans ma mémoire, mais qui rayonnera
jusqu'à mon dernier jour dans mon âme et sur ma vie.
La
maison que nous habitions était riante. Je me rappelle ma
fenêtre où pendaient de belles grappes de mais mûr.
Pendant tout ce long mois, nous n'eûmes pas un moment d'ennui
; j'excepte toujours Les Ruines de Babylone. Un jour nous
allâmes voir un vaisseau de ligne mouillé à
l'embouchure de l'Adour. Une escadre anglaise lui avait donné
la chasse ; après un combat de quelques heures il s'était
réfugié là, et les anglais le tenaient bloqué.
J'ai encore présent, comme s'il était sous mes yeux
; cet admirable navire qu'on voyait à un quart de lieue de
la côte, éclairé d'un beau rayon de soleil,
toutes voiles carguées, fièrement appuyé sur
la vague, et qui me paraissait avoir je ne sais quelle attitude
menaçante, car il sortait de la mitraille et il allait peut-être
y rentrer.
Notre maison était adossée aux remparts. C'est là,
sur les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la
lumière sur l'herbe et les mortiers renversés la gueule
contre terre, que nous allions jouer dès le matin. Le soir,
Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés autour de
notre mère, barbouillant les godets d'une boîte à
couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux de la manière
la plus féroce les gravures d'un vieil exemplaire des Mille
et une nuits. Cet exemplaire m'avait été donné
par le général Lahorie, mon parrain mort, quelques
mois après l'époque dont je parle, à la plaine
de Grenelle.
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