En
revanche, les églises sont fort tristement délabrées.
Pourtant n'est-il pas vrai que tout dans une église mérite
religion, jusqu'aux pierres ? C'est ce qu'oublient volontiers les
prêtres, qui sont les premiers démolisseurs. Les deux
principales églises de Bordeaux, Saint André et St
Michel, ont au lieu de clochers des campanilles isolées de
l'édifice principal comme à Venise et à Pise.
La campanille de St André, qui est la cathédrale,
est une assez belle tour dont la forme rappelle la tour de beurre
de Rouen et qu'on nomme le Peyberland du nom de l'archevêque
Pierre Berland, lequel vivait en 1430. La cathédrale a en
outre les deux flèches hardies et percées à
jour dont je vous ai déjà parlé. L'église,
commencée au onzième siècle, comme l'attestent
les piliers romans de la nef a été laissée
là pendant trois siècles, pour être reprise
sous Charles VII et terminée sous Charles VIII. La ravissante
époque de Louis XII y a mis la dernière main et a
construit, à l'extrémité opposée l'abside,
un porche exquis qui supporte les orgues. Les deux grands bas-reliefs
appliqués à la muraille sous ce porche sont deux tableaux
de pierre du plus beau style, et on pourrait presque dire, tant
le modelé en est puissant, de la plus magnifique couleur.
Dans le tableau de gauche, l'aigle et le lion adorent le Christ
avec un regard profond et intelligent, comme il convient que les
génies adorent Dieu.
Le portail, quoique simplement latéral, est d'une grande
beauté ; mais j'ai hâte de vous parler d'un vieux cloître
en ruine qui accoste la cathédrale au midi et où je
suis entré par hasard. Rien n'est plus triste et plus charmant,
plus imposant et plus abject. Figurez-vous cela. De sombres galeries
percées d'ogives à fenestrages flamboyants ; un treillis
de bois sur ces ogives, le cloître transformé en hangard,
toutes les dalles dépavées, la poussière et
les toiles d'araignées partout, des latrines dans une cour
voisine, des lampadaires de cuivre rouillé, des croix noires,
des sabliers d'argent, toute la défroque des corbillards
et des croque-morts dans les coins obscurs, et sous ces faux cénotaphes
de bois et de toile peinte de vrais tombeaux qu'on entrevoit avec
leurs sévères statues trop bien couchées pour
qu'elles puissent se relever et trop bien endormies pour qu'elles
puissent se réveiller. N'est-ce pas scandaleux ? Ne faut-il
pas accuser le prêtre de la dégradation de l'église
et de la profanation des tombeaux ? Quant à moi, si j'avais
à tracer aux prêtres leur devoir, je le ferais en deux
mots : pitié pour les vivants, piétié pour
les morts.
Au milieu, entre les quatre galeries du cloître, les débris
et les décombres obstruent un petit coin, jadis cimetière,
où les hautes herbes, le jasmin sauvage, les ronces et les
broussailles croissent, et se mêlent, on pourrait presque
dire, avec une joie inexprimable. C'est la végétation
qui saisit l'édifice ; c'est l'uvre de Dieu qui l'emporte
sur l'uvre de l'homme. Pourtant cette joie n'a rien de méchant
ni d'amer. C'est l'innocente et royale gaîté de la
nature. Rien de plus. Au milieu des ruines et des herbes mille fleurs
s'épanouissent. Douces et charmantes fleurs ! Je sentais
leurs parfums venir jusqu'à moi, je voyais s'agiter leurs
jolies têtes blanches, jaunes et bleues, et il me semble qu'elles
s'efforçaient toutes à qui mieux mieux de consoler
ces pauvres pierres abandonnées.
D'ailleurs, c'est la destinée. Les moines s'en vont avant
les prêtres, et les cloîtres s'écroulent avant
les églises.
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