Carte    Texte intégral    
  
    Bordeaux      Les Landes      Bayonne et Biarritz
1. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers
2. Le vieux Bordeaux

3. 
La Gironde et les Bordelaises
4. 
Bordeaux ville d'histoire
5. 
Le Bordeaux disparu
6. 
Le pont de Bordeaux
7. 
La cathédrale Saint-André
8. 
Plaidoyer pour la sauvegarde du patrimoine de Bordeaux
9. 
Les momies de Saint-Michel
10. 
La tour Saint-Michel
11. Les Landes ; les pins
12. 
Au-delà de Roquefort
13. 
Les sables des Landes
14. 
De Rochefort à Tartas
15. 
Les lièvres de Tartas
16. 
Le pont de Dax
17. Une maison sur le port de Bayonne
18. 
Une vue générale de Bayonne
19. 
La cathédrale de Bayonne
20. 
Vue de Biarritz
21. 
Les baigneuses de Biarritz
22. 
Une vision prophétique de Biarritz
23. 
De Bayonne à Biarritz, les aléas d'un touriste
24. 
Le château de Marrac, un épisode historique

8. Plaidoyer pour la sauvegarde du patrimoine de Bordeaux


Revenons, s'il vous plaît, à Bordeaux.
La double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c'est le temps et le hasard qui l'ont faite ; il ne faut point que les hommes la gâtent. Or on ne peut se dissimuler que la manie des rues " bien percées ", comme on dit, et des constructions " de bon goût " gagne chaque jour du terrain et va effaçant du sol peu à peu la vieille cité historique. En d'autres termes, le Bordeaux-Versailles tend à dévorer le Bordeaux Anvers. Que les Bordelais y prennent garde, Anvers, à tout prendre, est plus intéressant pour l'art, l'histoire et la pensée que Versailles. Versailles ne représente qu'un homme et un règne ; Anvers représente tout un peuple, et plusieurs siècles. Maintenez donc l'équilibre entre les deux cités ; mettez le holà entre Anvers et Versailles ; embellissez la ville nouvelle, conservez la ville ancienne. Vous avez eu une histoire, vous avez été une nation, souvenez-vous-en, soyez-en fiers. Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que le goût des démolitions. Qui démolit sa maison, démolit sa famille, qui démolit sa ville, démolit sa patrie ; qui détruit sa demeure, détruit son nom. C'est le vieil honneur qui est dans ces vieilles pierres. Toutes ces masures dédaignées sont des masures illustres ; elles parlent, elles ont une voix ; elles attestent ce que vos pères ont fait. L'amphithéâtre de Galien dit : j'ai vu proclamer empereur Tetricus, gouverneur des Gaules; j'ai vu naître Ausone, qui a été poëte et consul romain ; j'ai vu St Martin présider le premier concile; j'ai vu passer Abdérame ; j'ai vu passer le Prince Noir. Sainte-Croix dit : j'ai vu Louis le jeune épouser Éléonore de Guyenne, Gaston de Foix épouser Madeleine de France, Louis XIII épouser Anne d'Autriche. Le Peyberland dit : j'ai vu Charles VII et Catherine de Médicis. Le beffroi de ville dit : c'est sous ma voûte qu'ont siégé Michel Montaigne qui fut maire, et Montesquieu qui fut président. La vieille muraille dit : c'est par ma brèche qu'est entré le connétable de Montmorency. Est-ce que tout cela ne vaut pas une rue tirée au cordeau ? Tout cela, c'est le passé ; le passé, chose grande, vénérable et féconde. Je l'ai dit ailleurs, respectons les édifices et les livres ; là seulement le passé est vivant ; partout ailleurs il est mort. Or, le passé est une partie de nous-mêmes, la plus essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte, toute la sève qui nous vivifie nous vient du passé. Qu'est-ce qu'un arbre sans sa racine ? Qu'est-ce qu'un fleuve sans sa source ? Qu'est-ce qu'un peuple sans son passé ?
M. de Tourny, I'intendant de 1743, qui a commencé la destruction du vieux Bordeaux et la construction du nouveau, a-t-il été utile ou funeste à la ville ? C'est une question que je n'examine pas. On lui a élevé une statue, il y a la rue Tourny, le quai Tourny, le cours Tourny, c'est fort bien. Mais en admettant qu'il ait si grandement servi la cité, est-ce une raison pour que Bordeaux se présente au monde comme n'ayant jamais eu que M. de Tourny ?
Quoi ! Auguste vous avait bâti le temple de Tutelle ; vous l'avez jeté bas. Galien vous avait édifié l'amphithéâtre; vous l'avez démantelé. Clovis vous avait donné le palais de l'Ombrière ; vous l'avez ruiné, Les ducs d'Aquitaine vous avaient fait une enceinte de tours ; vous l'avez renversée. Les rois d'Angleterre vous avaient construit une grande muraille du fossé des Tanneurs au fossé des Salinières ; vous l'avez arrachée de terre. Charles VII vous avait bâti le Château Trompette; vous l'avez démoli. Vous déchirez l'une après l'autre toutes les pages de votre vieux livre, pour ne garder que la dernière. Vous chassez de votre ville et vous effacez de votre histoire Charles VII, les rois d'Angleterre, les ducs de Guienne, Clovis, Galien et Auguste, et vous dressez une statue à M. de Tourny ! C'est renverser quelque chose de bien grand pour élever quelque chose de bien petit.