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Bordeaux ville d'Histoire
Revenons, s'il
vous plaît, à Bordeaux.
La double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c'est le temps
et le hasard qui l'ont faite ; il ne faut point que les hommes la
gâtent. Or on ne peut se dissimuler que la manie des rues
" bien percées ", comme on dit, et des constructions
" de bon goût " gagne chaque jour du terrain et
va effaçant du sol peu à peu la vieille cité
historique. En d'autres termes, le Bordeaux-Versailles tend à
dévorer le Bordeaux Anvers. Que les Bordelais y prennent
garde, Anvers, à tout prendre, est plus intéressant
pour l'art, l'histoire et la pensée que Versailles. Versailles
ne représente qu'un homme et un règne ; Anvers représente
tout un peuple, et plusieurs siècles. Maintenez donc l'équilibre
entre les deux cités ; mettez le holà entre Anvers
et Versailles ; embellissez la ville nouvelle, conservez la ville
ancienne. Vous avez eu une histoire, vous avez été
une nation, souvenez-vous-en, soyez-en fiers. Rien de plus funeste
et de plus amoindrissant que le goût des démolitions.
Qui démolit sa maison, démolit sa famille, qui démolit
sa ville, démolit sa patrie ; qui détruit sa demeure,
détruit son nom. C'est le vieil honneur qui est dans ces
vieilles pierres. Toutes ces masures dédaignées sont
des masures illustres ; elles parlent, elles ont une voix ; elles
attestent ce que vos pères ont fait. L'amphithéâtre
de Galien dit : j'ai vu proclamer empereur Tetricus, gouverneur
des Gaules; j'ai vu naître Ausone, qui a été
poëte et consul romain ; j'ai vu St Martin présider
le premier concile; j'ai vu passer Abdérame ; j'ai vu passer
le Prince Noir. Sainte-Croix dit : j'ai vu Louis le jeune épouser
Éléonore de Guyenne, Gaston de Foix épouser
Madeleine de France, Louis XIII épouser Anne d'Autriche.
Le Peyberland dit : j'ai vu Charles VII et Catherine de Médicis.
Le beffroi de ville dit : c'est sous ma voûte qu'ont siégé
Michel Montaigne qui fut maire, et Montesquieu qui fut président.
La vieille muraille dit : c'est par ma brèche qu'est entré
le connétable de Montmorency. Est-ce que tout cela ne vaut
pas une rue tirée au cordeau ? Tout cela, c'est le passé
; le passé, chose grande, vénérable et féconde.
Je l'ai dit ailleurs, respectons les édifices et les livres
; là seulement le passé est vivant ; partout ailleurs
il est mort. Or, le passé est une partie de nous-mêmes,
la plus essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte,
toute la sève qui nous vivifie nous vient du passé.
Qu'est-ce qu'un arbre sans sa racine ? Qu'est-ce qu'un fleuve sans
sa source ? Qu'est-ce qu'un peuple sans son passé ?
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