Carte    Texte intégral    
  
    Bordeaux      Les Landes      Bayonne et Biarritz
1. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers
2. Le vieux Bordeaux

3. 
La Gironde et les Bordelaises
4. 
Bordeaux ville d'histoire
5. 
Le Bordeaux disparu
6. 
Le pont de Bordeaux
7. 
La cathédrale Saint-André
8. 
Plaidoyer pour la sauvegarde du patrimoine de Bordeaux
9. 
Les momies de Saint-Michel
10. 
La tour Saint-Michel
11. Les Landes ; les pins
12. 
Au-delà de Roquefort
13. 
Les sables des Landes
14. 
De Roquefort à Tartas
15. 
Les lièvres de Tartas
16. 
Le pont de Dax
17. Une maison sur le port de Bayonne
18. 
Une vue générale de Bayonne
19. 
La cathédrale de Bayonne
20. 
Vue de Biarritz
21. 
Les baigneuses de Biarritz
22. 
Une vision prophétique de Biarritz
23. 
De Bayonne à Biarritz, les aléas d'un touriste
24. 
Le château de Marrac, un épisode historique

14. De Roquefort à Tartas


De Roquefort à Tartas, les pins font place à une foule d'autres arbres. Une végétation variée et puissante s'empare des plaines et des collines, et la route court à travers un jardin ravissant. On passe à chaque instant sur de vieux ponts à arches ogives de charmantes rivières, d'abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée comme le nom l'indique de la Douze et du Midou, puis l'Adour. La syllabe dour ou dou qui se retrouve dans tous ces noms vient évidemment du mot celte tur qui signifie cours d'eau. Toutes ces rivières sont profondément encaissées limpides, vertes, gaies. Les jeunes filles battent le linge au bord de l'eau, les chardonnerets chantent dans les buissons, une vie heureuse respire dans cette douce nature. Cependant, par moments, entre deux branches d'arbres que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin à l'horizon les bruyères et les piñadas voilées par les rougeurs du couchant, et l'on se souvient qu'on est dans les Landes. On songe qu'au delà de ce riant jardin, semé de toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas, coupé de toutes ces fraîches rivières, l'Adour, la Douze, le Midou, à quelques heures de marche, est la forêt, puis au delà de la forêt, la bruyère, la lande, le désert, sombre solitude où la cigale chante, où l'oiseau se tait, où toute habitation humaine disparaît, et que traversent silencieusement à de longs intervalles des caravanes de grands bœufs vêtus de linceuls blancs, on se dit qu'au delà de ces solitudes de sable sont les étangs, solitudes d'eau, Sanguinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse, avec leur fauve population de loups, de putois, de sangliers et d'écureuils, avec leur végétation inextricable, surier, laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge, houx énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt pieds de haut, avec leurs forêts vierges où l'on ne peut s'aventurer sans une hache et une boussole ; on se représente au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne mystérieux dont le branchage hideux secoue sur toute la contrée les superstitions et les terreurs. On pense qu'au delà des étangs il y a les dunes, montagnes de sable qui marchent, qui chassent les étangs devant elles, qui engloutissent les piñadas, les villages, et les clochers, et dont les ouragans changent la forme ; et l'on se dit qu'au delà des dunes il y a l'océan. Les dunes dévorent les étangs ; l'océan dévore les dunes. Ainsi, les landes, les étangs, les dunes, la mer, voilà les quatre zones que la pensée traverse. On se les figure l'une après l'autre, toutes plus farouches les unes que les autres. On voit les vautours voler au dessus des landes, les grues au dessus des lagunes, et les goëlands au dessus de la mer. On regarde ramper sur les dunes les tortues et les serpents. Le spectre d'une nature morne vous apparaît. La rêverie emplit l'esprit. Des paysages inconnus et fantastiques tremblent et miroitent devant vos yeux. Des hommes appuyés sur un long bâton et montés sur des échasses passent dans les brumes de l'horizon sur la crête des collines comme de grandes araignées ; on croit voir se dresser dans les ondulations des dunes les pyramides énigmatiques de Mimizan, et l'on prête l'oreille comme si l'on entendait le chant sauvage et doux des paysannes de Parentis, et l'on regarde au loin comme si l'on voyait marcher pieds nus dans les vagues les belles filles de Biscarosse coiffées d'immortelles de mer.
Car la pensée a ses mirages. Les voyages que la diligence-Dotézac ne fait pas, l'imagination les fait.
[…]
Cependant la nuit tombait. Le soir qui a fourni à Virgile tant de beaux vers, tous pareils par l'idée, tous différents par la forme, versait l'ombre sur le paysage et le sommeil sur les paupières des voyageurs. A mesure que les ténèbres s'épaississaient et estompaient les informes silhouettes de l'horizon, il me semblait - était-ce une illusion de la nuit ? - que le pays devenait plus sauvage et plus rude, que les piñadas et les clairières reparaissaient, et que nous faisions en réalité, dans une obscurité profonde, ce voyage des Landes que j'avais fait en imagination quelques heures auparavant. Le ciel était étoilé ; la terre n'offrait à l'œil qu'une espèce de plaine ténébreuse où vacillaient çà et là je ne sais quelles lueurs rougeâtres comme si des feux de pâtres étaient allumés dans les bruyères ; on entendait sans rien voir ni rien distinguer ce tintement fin et grêle des clochettes qui ressemble à un fourmillement harmonieux, puis tout rentrait dans le silence et dans la nuit, la voiture semblait rouler aveuglement dans une solitude obscure, où seulement, de distance en distance, de larges flaques de clarté apparaissant au milieu des arbres noirs révélaient la présence des étangs.