Et
à ce propos ma visite à St Michel de Bordeaux me revient
à la pensée.
Je venais de sortir de l'église qui est du treizième
siècle et fort remarquable par les portails surtout, et qui
contient une exquise chapelle de la Vierge sculptée, je devrais
dire ouvrée, par les admirables figuristes du temps de Louis
XII. Je regardais la campanille qui est à côté
de l'église et que surmonte un télégraphe.
C'était
jadis une superbe flèche de trois cents pieds de haut. C'est
maintenant une tour de l'aspect le plus étrange et le plus
original. Pour qui ignore que la foudre a frappé cette flèche
en 1768 et l'a fait crouler dans un incendie qui a dévoré
en même temps la charpente de l'église, il y a tout
un problème dans cette énorme tour, qui semble à
la fois militaire et ecclésiastique, rude comme un donjon
et ornée comme un clocher. Il n'y a plus d'abat-vent aux
baies supérieures. Plus de cloches, ni de carillons, ni de
timbres, ni de marteaux, ni d'horloge. La tour, quoique couronnée
encore d'un bloc à huit pans et à huit pignons, est
fruste et tronquée à son sommet. On sent qu'elle est
décapitée et morte. Le vent et le jour passent à
travers ses longues ogives sans fenestrages et sans meneaux comme
à travers de grands ossements. Ce n'est plus un clocher ;
c'est le squelette d'un clocher.
J'étais donc seul dans la cour, plantée de quelques
arbres, où s'élève cette campanille isolée.
Cette cour est l'ancien cimetière.
Je contemplais, quoiqu'un peu gêné par le soleil, cette
morne et magnifique masure, et je cherchais à lire son histoire
dans son architecture et ses malheurs dans ses plaies. Vous savez
qu'un édifice m'intéresse presque comme un homme.
C'est pour moi en quelque sorte une personne dont je tâche
de savoir les aventures. J'étais là fort rêveur,
quand tout à coup j'entends dire à quelques pas de
moi : monsieur ! Monsieur ! Je regarde, j'écoute. Personne.
La cour était déserte. Quelques passereaux jasaient
dans les vieux arbres du cimetière. Une voix pourtant m'avait
appelé, voix faible, douce et cassée, qui résonnait
encore dans mon oreille. Je fais quelques pas, et j'entends la voix
de nouveau : - Monsieur ! Cette fois je me retourne vivement, et
j'aperçois à l'angle de la cour près d'une
porte, une figure de vieille sortant d'une lucarne. Cette lucarne
affreusement délabrée laissait entrevoir l'intérieur
d'une chambre misérable. Près de la vieille il y avait
un vieux. Je n'ai de ma vie rien vu de plus décrépit
que ce bouge si ce n'est ce couple. L'intérieur de la masure
était blanchi de ce blanc de chaux qui rappelle le linceul,
et je n'y voyais d'autres meubles que les deux escabeaux où
étaient assises, me regardant avec leurs petits yeux gris,
ces deux figures tannées, ridées éraillées,
qui étaient comme enduites de bistre et de bitume et paraissaient
enveloppées, plutôt que vêtues, de vieux suaires
raccommodés. Je ne suis pas comme Salvatore Rosa qui disait :
Me figuro il sepulcro in ogni loco.
Pourtant,
même en plein jour, à midi, sous ce chaud et vivant
soleil, l'apparition me surprit un moment, et il me sembla que je
m'entendais appeler du fond d'une crypte antédiluvienne par
deux spectres âgés de quatre mille ans.
Après quelques secondes de réflexion, je leur donnai
quinze sous. C'était tout simplement le portier et la portière
du cimetière. Philémon et Baucis.
Philémon, ébloui de la pièce de quinze sous,
fit une effroyable grimace d'étonnement et de joie et mit
cette monnaie dans une façon de vieille poche de cuir clouée
au mur, autre injure des ans, comme dirait La Fontaine, et Baucis
me dit avec un sourire aimable : - Voulez-vous voir le charnier
?
Ce mot, le charnier, réveilla dans mon esprit je ne sais
quel vague souvenir d'une chose qu'en effet je croyais savoir, et
je répondis : - Avec plaisir, madame.
- Je le pensais bien, reprit la vieille. Et elle ajouta : tenez,
voici le sonneur qui vous le montrera, c'est fort beau à
voir. En parlant ainsi, elle posait aimablement sur ma main sa main
rousse, diaphane, palpitante, velue et froide comme l'aîle
d'une chauve-souris.
Le nouveau personnage qui venait d'apparaître et qui avait
senti sans doute l'odeur de la pièce de quinze sous, le sonneur,
se tenait debout à quelques pas sur l'escalier extérieur
de la tour dont j'avais entr'ouvert la porte.
C'était un gaillard d'environ trente-six ans, trapu, robuste,
gras, rose et frais, ayant tout l'air d'un bon vivant, comme il
sied à celui qui vit aux dépens des morts. Mes deux
spectres se complétaient d'un vampire.
La vieille me présenta au sonneur avec une certaine pompe
: - Voilà un monsieur anglais qui désire voir le charnier.
Le vampire sans dire un mot, remonta les quelques pas qu'il avait
descendus, poussa la porte de la tour et me fit signe de le suivre.
J'entrai.
Toujours silencieux, il referma la porte derrière moi. Nous
nous trouvâmes dans une obscurité profonde. Cependant
il y avait une veilleuse dans le coin d'une marche derrière
un gros pavé. A la lueur de cette veilleuse, je vis le sonneur
se courber et allumer une lampe. La lampe allumée, il se
mit à descendre les degrés d'une étroite vis
de St Gilles ; je fis comme lui. Au bout d'une dizaine de marches,
je crois que je me baissai pour franchir une porte basse et que
je montai, toujours conduit par le sonneur, deux ou trois degrés
; je n'ai plus ces détails présents à l'esprit
; j'étais plongé dans une sorte de rêverie qui
me faisait marcher comme dans le sommeil. A un certain moment le
sonneur me tendit sa grosse main osseuse, je sentis que nos pas
résonnaient sur un plancher ; nous étions dans un
lieu très sombre, une sorte de caveau obscur.
Je n'oublierai jamais ce que je vis alors.
Le sonneur, muet et immobile, se tenait debout au milieu du caveau,
appuyé à un poteau enfoncé dans le plancher,
et de la main gauche il élevait sa lampe au-dessus de sa
tête. Je regardai autour de nous. Une lueur brumeuse et diffuse
éclairait vaguement le caveau, j'en distinguais la voûte
ogive. Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je
vis que nous n'étions pas seuls. Des figures étranges,
debout et adossées au mur, nous entouraient de toutes parts.
A la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément
à travers ce brouillard qui remplit les lieux bas et ténébreux.
Imaginez un cercle de visages effrayants au centre duquel j'étais.
Les corps noirâtres et nus s'enfonçaient et se perdaient
dans la nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l'ombre
et se pencher en quelque sorte vers moi, pressées les unes
contre les autres, une foule de têtes sinistres et terribles
qui semblaient m'appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes,
mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.
Qu'était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je
pris la lampe des mains du sonneur, et je m'approchai. C'était
des cadavres.
En 1793, pendant qu'on violait le cimetière des rois à
St Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux.
La royauté et le peuple sont deux souverainetés ;
la populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit
dit en passant aux gens qui ne savent pas cette grammaire, que peuple
et populace ne sont point synonymes.
Le cimetière de St Michel de Bordeaux fut dévasté
comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on jeta au vent
toute cette poussière. Quand la pioche arriva près
des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus rencontrer
ni bières pourries, ni vertèbres rompues mais des
corps entiers, desséchés et conservés par l'argile
qui les recouvrait depuis tant d'années. Cela inspira la
création d'un musée-charnier. L'idée convenait
à l'époque.
Les petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin des Bègles
jouaient aux osselets avec les débris épars du cimetière[,]
on les leur reprit des mains ; on recueillit tout ce qu'on put retrouver,
et l'on entassa ces ossements dans le caveau inférieur de
la campanille St Michel. Cela fit un monceau de dix sept pieds de
profondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade. On
couronna le tout avec les cadavres si étrangement intacts
qu'on venait de déterrer. Il y en avait soixante dix. On
les plaça debout contre le mur dans l'espace circulaire réservé
entre la balustrade et la muraille. C'est ce plancher qui résonnait
sous mes pieds ; c'est sur ces ossements que je marchais; ce sont
ces cadavres qui me regardaient.
Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste met la chose
en scène comme un mélodrame, il s'approcha de moi,
et daigna me parler. Il m'expliqua ses morts. Le vampire se fit
cicerone. Je croyais entendre jaser un livret de musée. Par
moments c'était la faconde d'un montreur d'ours. - Regardez
celui-ci, monsieur, c'est le numéro un. II a toutes ses dents.
- Voyez comme le numéro deux est bien conservé ; il
a pourtant près de quatre cents ans. - Quant au numéro
trois, on dirait qu'il respire et qu'il nous entend. Ce n'est pas
étonnant. Il n'y a guère que soixante ans qu'il est
mort. C'est un des plus jeunes d'ici. Je sais des personnes de la
ville qui l'ont connu.
Il continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d'un
spectre à l'autre et débitant sa leçon avec
une mémoire imperturbable. Quand je l'interrompais par une
question au milieu d'une phrase, il me répondait de sa voix
naturelle, puis reprenait sa phrase à l'endroit même
où je l'avais coupée. Par instants il frappait sur
les cadavres avec une baguette qu'il tenait à la main, et
cela sonnait le cuir comme une valise vide. Qu'est-ce en effet que
le corps d'un homme quand la pensée n'y est plus, sinon une
valise vide ?
Je ne sache pas plus effroyable revue. Dante et Orgagna n'ont rien
rêvé de plus lugubre. Les danses macabres du pont de
Lucerne et du Campo-Santo de Pise ne sont que l'ombre de cette réalité.
Il y avait une négresse suspendue à un clou par une
corde passée sous les aisselles qui me riait d'un rire hideux.
Dans un coin se groupait toute une famille qui mourut, dit-on, empoisonnée
par des champignons. Ils étaient quatre. La mère tête
baissée, semblait encore chercher à calmer son plus
jeune enfant qui agonisait entre ses genoux ; le fils aîné,
dont le profil avait gardé quelque chose de juvénile,
appuyait son front à l'épaule de son père.
Une femme morte d'un cancer au sein repliait étrangement
le bras comme pour montrer sa plaie élargie par l'horrible
travail de la mort. A côté d'elle se dressait un portefaix
gigantesque lequel paria un jour qu'il porterait de la porte Caillau
aux Chartrons deux mille livres. Il les porta, gagna son pari, et
mourut. L'homme tué par un pari était coudoyé
par un homme tué en duel. Le trou de l'épée
par où la mort est entrée était encore visible
à droite sur cette poitrine décharnée. A quelques
pas se tordait un pauvre enfant de quinze ans qui fut, dit-on, enterré
vivant. C'est là le comble de l'épouvante. Ce spectre
souffre. Il lutte encore après six cents ans contre son cercueil
disparu. Il soulève le couvercle du crâne et du genou
; il presse la planche de chêne du talon et du coude; il brise
aux parois ses ongles désespérés: la poitrine
se dilate ; les muscles du cou se gonflent d'une manière
affreuse ; il crie. On n'entend plus ce cri, mais on le voit. C'est
horrible.
Le dernier des soixante-dix est le plus ancien. Il date de huit
cents ans. Le sonneur me fit remarquer avec quelque coquetterie
ses dents et ses cheveux. A côté est un petit enfant.
Comme je revenais sur mes pas, je remarquai un de ces fantômes
assis à terre près de la porte. Il avait le cou tendu,
la tête levée, la bouche lamentable, la main ouverte,
un pagne au milieu du corps, une jambe et un pied nus, et de son
autre cuisse sortait un tibia dénudé posé sur
une pierre comme une jambe de bois. Il semblait me demander l'aumône.
Rien de plus étrange et de plus mystérieux qu'un pareil
mendiant à une pareille porte.
Que lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le sou
qu'il faut aux morts ? Je restai longtemps immobile devant cette
apparition, et ma rêverie devint peu à peu une prière.
Quand on se dit que toutes ces larves, aujourd'hui enchaînées
dans ce silence glacé et dans ces attitudes navrantes, ont
vécu, ont palpité, ont souffert, ont aimé ;
quand on se dit qu'elles ont eu le spectacle de la nature, les arbres,
la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte bleue du ciel
au lieu de cette voûte livide ; quand on se dit qu'elles ont
eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie, le plaisir, et
qu'elles ont poussé comme nous dans les fêtes de ces
longs éclats de rire pleins d'imprudence et d'oubli ; quand
on se dit qu'elles ont été ce que nous sommes et que
nous serons ce qu'elles sont; quand on se trouve ainsi, hélas
! face à face avec son avenir, une morne pensée vous
vient au cur, on cherche en vain à se retenir aux choses
humaines qu'on possède et qui toutes successivement s'écroulent
sous vos mains comme du sable, et l'on se sent tomber dans un abîme.
Pour qui regarde ces débris humains avec l'il de la
chair, rien n'est plus hideux. Des linceuls en haillons les cachent
à peine. Les côtes apparaissent à nu à
travers les diaphragmes déchirés ; les dents sont
jaunes, les ongles noirs, les cheveux rares et crépus ; la
peau est une basane fauve qui secrète une poussière
grisâtre ; les muscles qui ont perdu toute saillie, les viscères
et les intestins se résolvent en une sorte de filasse roussâtre
d'où pendent d'horribles fils que dévide silencieusement
dans ces ténèbres l'invisible quenouille de la mort.
Au fond du ventre ouvert on aperçoit la colonne vertébrale.
Monsieur, me disait l'homme, comme ils sont bien conservés
!
Pour qui regarde cela avec l'il de l'esprit, rien n'est plus
formidable.
Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti
à pas de loup et m'avai[t] laissé seul. La lampe était
restée posée à terre. Quand cet homme ne fut
plus là, il me sembla que quelque chose qui me gênait
avait disparu. Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe
et intime avec les mornes habitants de ce caveau. Je regardais avec
une sorte de vertige cette ronde qui m'environnait immobile et convulsive
à la fois. Les uns laissent pendre leurs bras les autres
les tordent ; quelques-uns joignent les mains. Il est certain qu'une
expression de terreur et d'angoisse est sur toutes ces faces qui
ont vu l'intérieur du sépulcre. De quelque façon
que le tombeau le traite, le corps des morts est terrible.
Pour moi, comme vous avez déjà pu l'entrevoir, ce
n'était pas des momies ; c'était des fantômes.
Je voyais toutes ces têtes tournées les unes vers les
autres, toutes ces oreilles qui paraissent écouter penchées
vers toutes ces bouches qui paraissent chuchotter, et il me semblait
que ces morts arrachés à la terre et condamnés
à la durée vivaient dans cette nuit d'une vie affreuse
et éternelle, qu'ils se parlaient dans la brume épaisse
de leur cachot, qu'ils se racontaient les sombres aventures de l'âme
dans la tombe, et qu'ils se disaient tout bas des choses inexprimables.
Quels effrayants dialogues ! Que peuvent-ils se dire ? O gouffres
où se perd la pensée ! Ils savent ce qu'il y a derrière
la vie. Ils connaissent le secret du voyage. Ils ont doublé
le promontoire. Le grand nuage s'est déchiré pour
eux. Nous sommes encore, nous, dans le pays des conjectures, des
espérances, des ambitions, des passions, de toutes les folies
que nous appelons sagesses, de toutes les chimères que nous
nommons vérités. Eux ils sont entrés dans la
région de l'infini, de l'immuable, de la réalité.
Ils connaissent les choses qui sont et les seules choses qui soient.
Toutes les questions qui nous occupent nuit et jour, nous rêveurs,
nous philosophes, tous les sujets de nos méditations sans
fin, but de la vie, objet de la création, persistance du
moi, état ultérieur de l'âme, ils en savent
le fond ; toutes nos énigmes, ils en savent le mot. Ils connaissent
la fin de tous nos commencements. Pourquoi ont-ils cet air terrible
? Qui leur fait cette figure désespérée et
redoutable ? Si nos oreilles n'étaient pas trop grossières
pour entendre leur parole, si Dieu n'avait pas mis entre eux et
nous le mur infranchissable de la chair et de la vie, que nous diraient-ils
? Quelles révélations nous feraient-ils ? Quels conseils
nous donneraient-ils ? Sortirions-nous de leurs mains sages ou fous
? Que rapportent-ils du tombeau ?
Ce serait de l'épouvante, s'il fallait en croire l'apparence
de ces spectres. Mais ce n'est qu'une apparence, et il serait insensé
d'y croire. Quoi que nous fassions, nous rêveurs, nous n'entamons
la surface des choses qu'à une certaine profondeur. La sphère
de l'infini ne se laisse pas plus traverser par la pensée
que le globe terrestre par la sonde.
Les diverses philosophies ne sont que des puits artésiens
; elles font toutes jaillir du même sol la même eau,
la même vérité mêlée de boue humaine
et échauffée de la chaleur de Dieu. Mais aucun puits,
aucune philosophie n'atteint le centre des choses. Le génie
lui-même, qui est de toutes les sondes la plus puissante ne
saurait toucher le noyau de flamme, l'être, le point géométrique
et mystique, milieu ineffable de la vérité. Nous ne
ferons jamais rien sortir du rocher que tantôt une goutte
d'eau, tantôt une étincelle de feu.
Méditons cependant. Frappons le rocher, creusons le sol.
C'est accomplir une loi. Il faut que les uns méditent comme
il faut que les autres labourent.
Et puis résignons-nous. Le secret que veut arracher la philosophie
est gardé par la nature. Or, qui pourra jamais te vaincre,
ô nature ?
Nous ne voyons qu'un côté des choses ; Dieu voit l'autre.
La dépouille humaine nous effraie quand nous la contemplons
; mais ce n'est qu'une dépouille, quelque chose de vide et
de vain et d'inhabité. Il nous semble que cette ruine nous
révèle des choses horribles. Non. Elle nous effraie,
et rien de plus. Voyons-nous l'intelligence ? Voyons-nous l'âme
? Voyons-nous l'esprit ? Savons-nous ce que nous dirait l'esprit
des morts, s'il nous était donné de l'entrevoir dans
son glorieux rayonnement ? N'en croyons donc pas le corps qui se
désorganise avec horreur, et qui répugne à
sa destruction ; n'en croyons pas le cadavre, ni le squelette, ni
la momie, et songeons que, s'il y a une nuit dans le sépulcre,
il y a aussi une lumière. Cette lumière, l'âme
y est allée pendant que le corps restait dans la nuit ; cette
lumière, l'âme la contemple. Qu'importe donc que le
corps grimace, si l'âme sourit ?
J'étais plongé dans ce chaos de pensées. Ces
morts qui s'entretenaient entre eux ne m'inspiraient plus d'effroi
; je me sentais presque à l'aise parmi eux. Tout à
coup, je ne sais comment il me revint à l'esprit qu'en ce
moment-là même, au haut de cette tour de St Michel
à deux cents pieds sur ma tête au dessus de ces spectres
qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communications
mystérieuses, un télégraphe, pauvre machine
de bois menée par une ficelle, s'agitait dans la nuée
et jetait l'une après l'autre à travers l'espace dans
la langue mystérieuse qu'il a lui aussi, toutes ces choses
imperceptibles qui demain seront le journal. Jamais je n'ai mieux
senti que dans ce moment-là la vanité de tout ce qui
nous passionne. Quel poëme que cette tour de St Michel ! Quel
contraste et quel enseignement ! Sur son faîte, dans la lumière
et dans le soleil, au milieu de l'azur du ciel, aux yeux de la foule
affairée qui fourmille dans les rues, un télégraphe
qui gesticule et se démène comme Pasquin sur son tréteau,
dit et détaille minutieusement toutes les pauvretés
de l'histoire du jour et de la politique du quart d'heure. Espartero
qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les
grands évènements microscopiques, les infusoires qui
se font dictateurs, volvoces qui se font tribuns, les vibrions qui
se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent l'homme
qui passe et l'instant qui fuit, et pendant ce temps-là,
à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour s'appuie,
dans une crypte où n'arrive ni un rayon ni un bruit, un concile
de spectres assis en cercle dans les ténèbres parle
tout bas de la tombe et de l'éternité
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